Guy Rosa - Groupe Hugo

20 mai 2006 ... Aussi, quand il vit que c'était décidément fini, qu'elle lui échappait, qu'elle glissait
de ses mains, qu'elle se dérobait, que c'était du nuage, que c'était de l'eau, .....
Bien plus, le seul scénario dont on dispose, très schématique et peut-être déjà
corrigé dans l'esprit de Hugo mais c'est une hypothèse que rien ...

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Guy Rosa : "L'avenir arrivera-t-il?" - Les Misérables roman de l'histoire Communication au Groupe Hugo du 20 mai 2006. [pic]
L'idée que je voudrais développer et prouver n'a rien que de fort simple :
c'est que Les Misérables tirent de leur propre devenir historique celui
qu'ils figurent, que le roman ne dit rien d'autre de l'histoire que ce
qu'elle lui a fait à lui-même, qu'il trouve, si l'on préfère, dans
l'histoire de son écriture la source et les moyens de son écriture de
l'histoire. Ou, plus simplement, que Les Misérables, d'abord roman
dramatique d'un destin et roman réaliste de l'actualité sociale sont
devenus, du fait de leur histoire et en intégrant leur genèse à leur
substance, un roman historique, plus exactement un roman de l'histoire.
Ce propos, quatre notes de Hugo pourraient le résumer, l'illustrer et le
prouver. Il suffit pour les comprendre de se souvenir que Hugo n'écrit pas
Les Misérables tout d'une traite comme il fait d'ordinaire, mais, exception
unique dans sa carrière, en deux « campagnes de rédaction » séparées par
une longue interruption de part et d'autre de la Révolution de 1848, du
coup d'état et de l'exil : la première en 1845-1848, la seconde en 1860-62.
Ajoutons qu'elles ne donnent pourtant pas lieu à deux versions distinctes,
comme pour L'Education sentimentale de Flaubert, mais à l'achèvement et à
la reprise du même manuscrit pour corrections et surtout pour additions.
La première date le retour au roman longtemps abandonné, d'abord intitulé
Les Misères et dont Hugo avait déjà modifié le titre :
25 avril [1860] . J'ai tiré aujourd'hui les Misérables de la malle
aux manuscrits[1].
La seconde, à la fin de la même année, enregistre sereinement ce qui a été
fait et ce qui reste à faire pour combler l'écart entre le texte futur et
l'ancien :
Aujourd'hui 30 décembre 1860, je me suis remis à écrire Les
Misérables. Du 26 avril au 12 mai, j'ai relu le manuscrit. Du 12
mai au 30 décembre, j'ai passé sept mois à pénétrer de méditation et
de lumière l'?uvre entière présente à mon esprit, afin qu'il y ait
unité absolue entre ce que j'ai écrit il y a douze ans et ce que je
vais écrire aujourd'hui. Du reste tout était solidement construit.
Provisa res. Aujourd'hui, je reprends (pour ne plus la quitter
j'espère) l'?uvre interrompue le 14 février 1848[2].
Le même jour, sur le manuscrit cette fois, en marge de la fin du dernier
chapitre du livre 14 de la quatrième partie, Hugo ajoute après la date du
14 février [1848] :
Ici le pair de France, s'est interrompu, et le proscrit a continué.
30 décembre 1860 Guernesey[3]
Enfin, dans une lettre à son éditeur, Albert Lacroix, du 13 mars 1862, Hugo
glisse ce paragraphe au milieu de recommandations diverses concernant la
fabrication du livre en cours :
Vous reconnaîtrez, je crois, de plus en plus, la vérité de ce que je
vous disais à Guernesey des Misérables : « Ce livre, c'est
l'histoire mêlée au drame, c'est le siècle ; c'est un vaste miroir
reflétant le genre humain pris sur le fait à un jour donné de sa vie
immense[4]. »
Admirons ce « du reste tout était solidement construit ». Il n'efface pas
les sept mois passés « à pénétrer de méditation et de lumière » le texte
antérieur pour qu'il s'ajuste à son achèvement, concrètement à préparer et
entreprendre les innombrables retouches et ajouts -par chapitres entiers-
que révèle l'examen du manuscrit et qui se poursuivent jusqu'à la
publication -voire au-delà. Il n'en fallait pas moins pour que l'histoire
se mêle au drame et que le roman devienne le vaste miroir du siècle.
De fait, Les Misères de 1848 ne ressemblent que d'assez loin à nos
Misérables et l'on s'explique que la seconde campagne d'écriture ait
demandé à Hugo autant de travail, en tout cas de temps -deux ans environ-,
que la première.

D'une part le récit est inachevé : la cinquième partie manque -le départ de
Jean Valjean vers la barricade, l'essentiel du combat et tout ce qui suit :
le sauvetage de Marius par les égouts, la fin de la poursuite du policier
-Javert déraillé, le mariage de Marius, la solitude de Jean Valjean et sa
mort. La rédaction s'est interrompue à hauteur du chapitre Buvard bavard
seulement esquissé. Pourquoi s'être arrêté alors, à cet endroit, et si
longtemps ? Le manuscrit, on vient de le voir, souligne la date de
l'interruption -février 1848-, mais trop complaisamment peut-être : « le
Pair de France... le proscrit », pour qu'on la croie tout à fait
accidentelle devant les urgences de l'actualité. De là une énigme
fascinante ; de là aussi la tentation de la résoudre par le contenu de ce
chapitre Buvard Bavard où Jean Valjean a la révélation de l'amour de
Cosette pour Marius et de sa propre jalousie :
Aussi, quand il vit que c'était décidément fini, qu'elle lui
échappait, qu'elle glissait de ses mains, qu'elle se dérobait, que
c'était du nuage, que c'était de l'eau, quand il eut devant les
yeux cette évidence écrasante : un autre est le but de son c?ur, un
autre est le souhait de sa vie ; il y a le bien-aimé, je ne suis que
le père ; je n'existe plus ; quand il ne put plus douter, quand il
se dit : Elle s'en va hors de moi ! la douleur qu'il éprouva dépassa
le possible. [...] Alors, [... ] il eut de la tête aux pieds un
frémissement de révolte. Il sentit jusque dans la racine de ses
cheveux l'immense réveil de l'égoïsme, et le moi hurla dans l'abîme
de cet homme[5].
L'interruption s'expliquerait par l'effroi intérieur de Hugo devant
l'impossible aveu d'une pulsion incestueuse[6]. On y reviendra. Notons déjà
cependant que la rédaction du chapitre était préparée par plusieurs notes,
-ce qui affaiblit le « blocage », qu'il faudrait rendre compte de sa durée
-susceptible au contraire d'en accroître la violence- et surtout du moment
et des voies de sa résolution.
D'autre part, apprécié à la publication du texte des Misères donnée par
Gustave Simon[7], c'est un euphémisme de dire, avec Journet et Robert,
auteurs d'une magistrale description du manuscrit des Misérables[8], que le
récit de 1845-48 « offre un cours assez simple et presque linéaire au
regard du texte définitif. » Il ressemble à un résumé médiocre, à une
adaptation pour la jeunesse[9] : narration plate, voix grêle et sèche au
service d'une visée étonnamment conformiste, charitable et bien-pensante,
passablement bondieusarde dans les deux premières parties, franchement
conservatrice dans les deux suivantes. L'intrigue, dans ses grandes lignes,
reste identique, les personnages, sous d'autres noms, se ressemblent, et le
livre est méconnaissable. Réunir et analyser l'ensemble des corrections et
surtout des ajouts -les suppression sont rares- par lesquelles Les
Misérables sont devenus tels que nous les lisons, personne ne l'a osé.
Moins sans doute en raison de leur nombre -plusieurs milliers- et de leur
diversité d'amplitude -allant d'un mot à un livre entier- que de leur
hétérogénéité littéraire : style, système des personnage, conduite de la
narration, appartenance générique, tonalité, mode d'écriture, tout y passe
sans qu'apparaisse une ligne directrice. L'angle d'attaque qu'offre la
question de l'histoire est peut-être le bon.
Il permet d'abord d'ordonner assez aisément un grand nombre des
modifications apportées au manuscrit sous les trois rubriques concentriques
et gigognes du discours sur l'histoire, de la représentation de l'histoire
et de l'inscription du rapport à l'histoire. Surtout, que la lumière dont
Hugo pénètre, de 1860 à 1862, l'?uvre entière présente à son esprit soit
celle de l'histoire, au moins est-ce plus que vraisemblable : depuis 1847,
rien d'autre n'avait autant qu'elle changé la réalité du monde sous les
yeux de Hugo, l'expérience qu'il en avait et les idées qu'il s'en formait,
jusqu'à le mener sur un chemin de Damas politique conduisant à l'exil.

On réduit souvent l'apport de la seconde campagne d'écriture à ces grands
discours où le narrateur cède la parole à l'auteur. Au moins est-ce le plus
visible -et c'est lui que Hugo privilégie dans les listes qu'il dresse de
choses à faire. Mais on a tort de subordonner ces textes à l'expression des
idées philosophiques et politiques adoptées après l'exil et d'exagérer du
même coup leur caractère digressif. Trois seulement ne comportent aucune
référence à l'histoire et réécrivent sur le mode méditatif et lyrique
l'épisode qui précède immédiatement : L'Onde et l'ombre, Christus nos
liberavit, Choses de la nuit -encore les deux premiers sont-ils tendus vers
un avenir qui verrait l'irruption de histoire rompre la permanence
désespérante de la misère. Tous les autres contiennent une réflexion
historique, plusieurs un récit d'histoire, qui les attache fortement au
roman. Même le livre Parenthèse -celui de la Bonté absolue de la prière et
de la fameuse définition de Dieu comme « moi de l'infini »- loin de
profiter de la halte du héros dans un couvent pour plaquer une dissertation
théologico-religieuse, tire de l'analogie observée par Jean Valjean entre
le couvent et le bagne et de l'obsolescence manifeste des réunions
conventuelles, non pas le moyen de distinguer entre ce qui relève de
l'histoire -le couvent- et ce qui lui échappe -la prière-, mais au
contraire d'inclure le spirituel et le religieux dans le pro