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L'autobiographie de Camara Laye répond sans doute aux critères européens .....
L'ethos, notion aristotélicienne, est lié à l'exercice de la parole, au rôle qui ..... des
avant-gardes occidentales, se voient corrigés et orientés dans les littératures ...

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Jean-Marc MOURA,
Littératures francophones et théorie postcoloniale.
Paris, Le Seuil, 1999
Chapitre 5 : Poétiques (pp. 109-138) L'?UVRE ET LE CHAMP LITTÉRAIRE 2
Esthétique et anthropologie 3
L'effet anthologique 4
L'accompagnement théorique 5
LA SCÉNOGRAPHIE POSTCOLONIALE 7
Une voix des limites 8
Un espace de la coexistence 11
La recherche d'une continuité temporelle 13
Des genres hybrides 15
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C'est entendu, nous parlons et écrivons en français et
notre poésie sera toujours de la poésie française.
D'accord. Mais notre tellurisme n'est pas français, et
partant, notre sensibilité, pierre de touche de la poésie;
si nous voulons apporter quelques chose au monde français
et hisser notre poésie au rang des grandes poésies
nationales, nous devons nous trouver davantage, accuser
notre différenciation et notre pouvoir d'identification
(Gaston Miron). Une étude de poétique postcoloniale se concentre non sur la situation
d'énonciation de l'?uvre, concept linguistique transféré au plan socio-
historique, mais sur la situation d'énonciation que s'assigne l'?uvre
elle-même (situation que l'?uvre présuppose et qu'en retour elle
valide), et dont l'ensemble des signes déchiffrables dans l'?uvre peut
être appelé la scénographie [1]'. Celle-ci articule l'?uvre et le monde
et constitue l'inscription légitimante d'un texte. Par la scénographie
l'?uvre définit les statuts d'énonciateur et de coénonciateur, l'espace
et le temps à partir desquels se développe l'énonciation qu'elle se
suppose [2]. La scénographie est elle-même dominée par la scène
littéraire, qui confère à l'?uvre son cadre pragmatique, associant une
position d' « auteur » et une position de « public », et imposant le
rituel discursif propre à tel genre. Loin d'être un message contingent,
la scénographie ne fait donc qu'une avec l'?uvre qu'elle soutient et qui
la soutient. Elle est un dispositif qui permet d'articuler l'?uvre sur
ce dont elle surgit : vie de l'auteur, société, culture, dispositif
proprement littéraire s'il est vrai que la littérature est un discours
dont l'identité se constitue à travers la négociation de son droit à
venir au monde, à énoncer comme il le fait.
On perçoit tout l'intérêt d'une étude postcoloniale de la
scénographie. Les littératures francophones s'inscrivent dans une
situation d'énonciation (réelle) où coexistent des univers symboliques
divers dont l'un a d'abord été imposé et a reçu le statut de modèle (ou
contre lequel on réagit: cas du Québec). Dans cette situation de
coexistence, la construction par l'?uvre de son propre contexte
énonciatif est à la fois plus complexe et plus importante que dans une
situation de monolinguisme relatif (par exemple, en France) [3]. Pour
l'auteur francophone, il s'agit d'établir son texte dans un milieu
instable (et d'abord au plan linguistique), où les hiérarchies sont
fluctuantes et mal acceptées, les publics hétérogènes, et de le faire
reconnaître sur une scène littéraire occidentale qui lui est peu
propice. D'où la nécessité d'une scénographie précise réagissant à tant
d'incertitudes. A partir de cette situation d'énonciation présupposée
par l'?uvre se développent certaines options formelles. C'est la
description et l'étude de celles-ci qui fondent le projet d'une poétique
postcoloniale.
Ultimement la scénographie est unique, propre à chaque ?uvre, et
appelle à ce titre une analyse interne poussée, impossible ici. J'en
resterai à la détermination de certaines grandes orientations touchant à
deux domaines: en amont de la scénographie, les stratégies visant à
articuler l'entreprise d'écriture sur une culture, un mouvement
collectif, une théorie et à la situer par rapport au champ littéraire
occidental, et en aval, la scénographie postcoloniale proprement dite. L'?UVRE ET LE CHAMP LITTÉRAIRE Aux yeux de la critique postcoloniale, l'?uvre vise à se situer dans
le monde en se branchant sur un ensemble socioculturel enraciné en un
territoire, ce branchement étant fréquemment rendu difficile en raison
d'une (tenace) hiérarchisation européenne - que ce soit la
dévalorisation pure et simple ou son envers mythique, la valorisation du
« primitif » - des traditions concernées. La scénographie postcoloniale
a d'abord cette particularité que l'?uvre vise à légitimer la culture
dont elle émane en se donnant pour le prolongement actuel de ses
traditions. Les Soleils des indépendances de A. Kourouma évoquent la
société malinkée et ses rites (le récit commence et s'achève par
l'évocation d'un rituel funéraire) tout en témoignant de la
déstructuration à laquelle l'indépendance les a soumis. Le roman nous
brosse le portrait savoureux d'une culture présente en revenant sur ses
origines traditionnelles et désormais négligées.
L'insistance sur la mémoire donne à l'énonciateur un statut
particulier, il est à la fois un individu et le symbole d'une culture.
L'autobiographie de Camara Laye répond sans doute aux critères européens
de l'écriture du moi, mais L'Enfant noir est aussi, et peut-être
surtout, le portrait de la société traditionnelle de Haute Guinée telle
que l'auteur l'a connue enfant. La Colline oubliée de M. Mammeri dessine
certes le parcours d'une génération qui va être bouleversée par la
Seconde Guerre mondiale, mais elle est profondément une remarquable
évocation de la culture kabyle et de ses m?urs si attachantes. Cette
particularité, qui fait des oeuvres autant d' « allégories nationales »
(Frederic Jameson), dessine également une double co-énonciation: le
public européen (à qui il s'agit de faire découvrir, éventuellement
apprécier une culture), le public autochtone, à qui on tend un miroir
(pour les représentants de celle-ci) ou un récit informé pour les «
voisins » qui ne la connaissent pas bien (les autres ethnies africaines
pour C. Laye, les Algériens non kabyles pour M. Mammeri). Par cette
défense et illustration culturelle, le lieu de l'énonciation se donne
pour celui de l'autochtonie, où s'est opérée l'osmose d'une terre et
d'une tradition. L'écriture s'inscrit sur le fond d'un présent
palimpseste où se déchiffrent, encore vivaces, les traces d'une
originalité qu'a failli gommer la domination étrangère. Cette stratégie
visant un double public recourt à diverses tactiques d'appui dont on
peut seulement énumérer les grands aspects. Esthétique et anthropologie La défense et illustration culturelle propre à maintes oeuvres
francophones a fréquemment été inspirée et légitimée par la recherche
anthropologique. Nombre d'auteurs pionniers africains doivent beaucoup à
Maurice Delafosse [4], à commencer par Cheikh Anta Diop, dans son triple
refus d'adhérer à la thèse d'une « mentalité primitive » essentiellement
distincte de l'esprit occidental, de diagnostiquer une infériorité
socioculturelle essentielle, et de prolonger le mythe voulant que
l'histoire de l'Afrique commençât avec l'arrivée des Européens.
Delafosse put inspirer des travaux africains sur les cultures africaines
même si au fond, il partageait le grand préjugé de son époque, prônant
l'assimilation pour les Noirs, autrement dit l'accès au « progrès »
européen [5]. Pour leur part, Georges Hardy [6] et Leo Frobenius
allaient contribuer à une anthropologie plus « engagée », y compris vers
le mythe. On sait que la référence majeure de la négritude demeure
l'Histoire de la civilisation africaine de Frobenius [7], avec son refus
du rationalisme et du positivisme, tenus pour les produits de la «
raison » française (opposée au « mysticisme » allemand) et l'éloge d'une
pensée globalisante et empathique. L'ethnologue, réagissant contre
l'image négative que l'Europe avait de l'Afrique [8], développait à
l'instar de Hardy, l'idée d'une unité culturelle nègre dominant toute
l'Afrique. La notion d'âme africaine devait ainsi inspirer la négritude.
Sa célèbre théorie païdeumatique [9], tendant à présenter un Occident
déclinant et une Afrique promise à un bel avenir, préparait l'idée du
Noir comme homme de demain.
Il y avait là des encouragements de la part des ethnologues européens
aux Noirs de tous les pays à se sentir membres d'une communauté négro-
africaine culturellement homogène. Certes la négritude se réclamera
davantage de René Maran ou de Jean Price-Mars que de l'anthropologie
européenne, mais celle-ci exerça une influence incontestable [10].
Dans le contexte antillais, l'?uvre de J. Price-Mars [11] (que L. G.
Damas appelait le « Grand Aîné») [12], réhabilitant la culture populaire
haïtienne et soulignant ses liens à l'Afrique et à son histoire, inspira
Damas, Césaire et Senghor. Pour Haïti, Price-Mars souligna l'importance
de ce qui était méprisé de l'intelligentsia mulâtre, le créole, la
musique et les danses populaires, les contes et le vaudou (qu'il arracha
au stéréotype de la superstition pour le présenter comme une r