L'Appel de la forêt - CRDP de l'Académie de Strasbourg

Ça vaut de l'argent, un animal comme ça? son maître y tient? ..... au travail et fit
de son mieux, malgré la nouveauté, et l'étrangeté de cet exercice. .... l'eau salée
de l'eau fraîche, et garde avec un soin jaloux le Nord triste et solitaire. ..... Le
révolté, étourdi par le coup, abandonna son ennemi et fut corrigé sans merci,
tandis ...

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Jack London

L'APPEL DE LA FORÊT

The Call of the Wild

1903
Traduction Mme de Galard

Table des matières






I LA LOI PRIMITIVE 3


II LA LOI DU BÂTON ET DE LA DENT 15


III BUCK PREND LE COMMANDEMENT 36


IV LES FATIGUES DU HARNAIS ET DE LA ROUTE 45


V AMITIÉ 59


VI L'APPEL RÉSONNE 74


ÉPILOGUE LE CHIEN, CE FRÈRE DIT « INFÉRIEUR » (The Other Animals) 89


À propos de cette édition électronique 106






I

LA LOI PRIMITIVE


L'antique instinct nomade surgit,
Se ruant contre la chaîne de l'habitude ;
Et de son brumeux sommeil séculaire
S'élève le cri de la race.





Buck ne lisait pas les journaux et était loin de savoir ce qui se
tramait vers la fin de 1897, non seulement contre lui, mais contre tous ses
congénères. En effet, dans toute la région qui s'étend du détroit de Puget
à la baie de San Diégo on traquait les grands chiens à longs poils, aussi
habiles à se tirer d'affaire dans l'eau que sur la terre ferme...


Les hommes, en creusant la terre obscure, y avaient trouvé un métal
jaune, enfoncé dans le sol glacé des régions arctiques, et les compagnies
de transport ayant répandu la nouvelle à grand renfort de réclame, les gens
se ruaient en foule vers le nord. Et il leur fallait des chiens, de ces
grands chiens robustes aux muscles forts pour travailler, et à l'épaisse
fourrure pour se protéger contre le froid.


Buck habitait cette belle demeure, située dans la vallée ensoleillée
de Santa-Clara, qu'on appelle « le Domaine du juge Miller ».


De la route, on distingue à peine l'habitation à demi cachée par les
grands arbres, qui laissent entrevoir la large et fraîche véranda, régnant
sur les quatre faces de la maison. Des allées soigneusement sablées mènent
au perron, sous l'ombre tremblante des hauts peupliers, parmi les vertes
pelouses. Un jardin immense et fleuri entoure la villa, puis ce sont les
communs imposants, écuries spacieuses, où s'agitent une douzaine de grooms
et de valets bavards, cottages couverts de plantes grimpantes, pour les
jardiniers et leurs aides ; enfin l'interminable rangée des serres,
treilles et espaliers, suivis de vergers plantureux, de gras pâturages, de
champs fertiles et de ruisseaux jaseurs.


Le monarque absolu de ce beau royaume était, depuis quatre ans, le
chien Buck, magnifique animal dont le poids et la majesté tenaient du
gigantesque terre-neuve Elno, son père, tandis que sa mère Sheps, fine
chienne colley de pure race écossaise, lui avait donné la beauté des formes
et l'intelligence humaine de son regard. L'autorité de Buck était
indiscutée. Il régnait sans conteste non seulement sur la tourbe
insignifiante des chiens d'écurie, sur le carlin japonais Toots, sur le
mexicain Isabel, étrange créature sans poil dont l'aspect prêtait à rire,
mais encore sur tous les habitants du même lieu que lui. Majestueux et
doux, il était le compagnon inséparable du juge, qu'il suivait dans toutes
ses promenades, il s'allongeait d'habitude aux pieds de son maître, dans la
bibliothèque, le nez sur ses pattes de devant, clignant des yeux vers le
feu, et ne marquant que par un imperceptible mouvement des sourcils
l'intérêt qu'il prenait à tout ce qui se passait autour de lui. Mais
apercevait-il au-dehors les fils aînés du juge, prêts à se mettre en selle,
il se levait d'un air digne et daignait les escorter ; de même, quand les
jeunes gens prenaient leur bain matinal dans le grand réservoir cimenté du
jardin, Buck considérait de son devoir d'être de la fête. Il ne manquait
pas non plus d'accompagner les jeunes filles dans leurs promenades à pied
ou en voiture ; et parfois on le voyait sur les pelouses, portant sur son
dos les petits-enfants du juge, les roulant sur le gazon et faisant mine de
les dévorer, de ses deux rangées de dents étincelantes. Les petits
l'adoraient, tout en le craignant un peu, car Buck exerçait sur eux une
surveillance sévère et ne permettait aucun écart à la règle. D'ailleurs,
ils n'étaient pas seuls à le redouter, le sentiment de sa propre importance
et le respect universel qui l'entourait investissant le bel animal d'une
dignité vraiment royale.


Depuis quatre ans, Buck menait l'existence d'un aristocrate blasé,
parfaitement satisfait de soi-même et des autres, peut-être légèrement
enclin à l'égoïsme, ainsi que le sont trop souvent les grands de ce monde.
Mais son activité incessante, la chasse, la pêche, le sport, et surtout sa
passion héréditaire pour l'eau fraîche le gardaient de tout alourdissement
et de la moindre déchéance physique : il était, en vérité, le plus
admirable spécimen de sa race qu'on pût voir. Sa vaste poitrine, ses flancs
évidés sous l'épaisse et soyeuse fourrure, ses pattes droites et
formidables, son large front étoilé de blanc, son regard franc, calme et
attentif, le faisaient admirer de tous.


Telle était la situation du chien Buck, lorsque la découverte des
mines d'or du Klondike attira vers le nord des milliers d'aventuriers. Tout
manquait dans ces régions neuves et désolées ; et pour assurer la
subsistance et la vie même des émigrants, on dut avoir recours aux
traîneaux attelés de chiens, seuls animaux de trait capables de supporter
une température arctique.


Buck semblait créé pour jouer un rôle dans les solitudes glacées de
l'Alaska ; et c'est précisément ce qui advint, grâce à la trahison d'un
aide-jardinier. Le misérable Manoël avait pour la loterie chinoise une
passion effrénée ; et ses gages étant à peine suffisants pour assurer
l'existence de sa femme et de ses enfants, il ne recula pas devant un crime
pour se procurer les moyens de satisfaire son vice.


Un soir, que le juge présidait une réunion et que ses fils étaient
absorbés par le règlement d'un nouveau club athlétique, le traître Manoël
appelle doucement Buck, qui le suit sans défiance, convaincu qu'il s'agit
d'une simple promenade à la brume. Tous deux traversent sans encombre la
propriété, gagnent la grande route et arrivent tranquillement à la petite
gare de Collège-Park. Là, un homme inconnu place dans la main de Manoël
quelques pièces d'or, tout en lui reprochant d'amener l'animal en liberté.
Aussitôt Manoël jette au cou de Buck une corde assez forte pour l'étrangler
en cas de résistance. Buck supporte cet affront avec calme et dignité ;
bien que ce procédé inusité le surprenne, il a, par habitude, confiance en
tous les gens de la maison, et sait que les hommes possèdent une sagesse
supérieure même à la sienne. Toutefois, quand l'étranger fait mine de
prendre la corde, Buck manifeste par un profond grondement le déplaisir
qu'il éprouve. Aussitôt la corde se resserre, lui meurtrissant cruellement
la gorge et lui coupant la respiration. Indigné, Buck, se jette sur
l'homme ; alors celui-ci donne un tour de poignet vigoureux : la corde se
resserre encore ; furieux, surpris, la langue pendante, la poitrine
convulsée, Buck se tord impuissant, ressentant plus vivement l'outrage
inattendu que l'atroce douleur physique ; ses beaux yeux se couvrent d'un
nuage, deviennent vitreux... et c'est à demi mort qu'il est brutalement
jeté dans un fourgon à bagages par les deux complices.


Quand Buck revint à lui, tremblant de douleur et de rage, il comprit
qu'il était emporté par un train, car ses fréquentes excursions avec le
juge lui avaient appris à connaître ce mode de locomotion.


Ses yeux, en s'ouvrant, exprimèrent la colère et l'indignation d'un
monarque trahi. Soudain, il aperçoit à ses côtés l'homme auquel Manoël l'a
livré. Bondir sur lui, ivre de rage, est l'affaire d'un instant ; mais déjà
la corde se resserre et l'étrangle... pas sitôt pourtant que les mâchoires
puissantes du molosse n'aient eu le temps de se refermer sur la main
brutale, la broyant jusqu'à l'os...


Un homme d'équipe accourt au bruit :


- Cette brute a des attaques d'épilepsie, fait le voleur, dissimulant
sa main ensanglantée sous sa veste. On l'emmène à San Francisco, histoire
de le faire traiter par un fameux vétérinaire. Ça vaut de l'argent, un
animal comme ça... son maître y tient...


L'homme d'équipe se retire, satisfait de l'explication.


Mais quand on arrive à San Francisco, les habits du voleur sont en
lambeaux, son pantalon pend déchiré à partir du genou, et le mouchoir qui
enveloppe sa main est teint d'une pourpre sombre. Le voyage, évidemment, a
été mouvementé.


Il traîne Buck à demi mort jusqu'à une taverne louche du bord de
l'eau, et là, tout en examinant ses blessures, il ouvre son c?ur au
cabaretier.


- Sacré animal !... En voilà un enragé !... grommelle-t-il en avalant
une copieuse rasade de gin ; cinquante dollars pour cette besogne-là !...
Par ma foi, je ne recommencerais pas pour mille !


- Cinquante ? fait le patron. Et combien l'autre a-t-il touché ?


- Hum !... il n'a jamais voulu lâcher cette sale bête pour moins de
cent... grogne l'homme.


- Cent cinquante ?... Pardieu, il les vaut ou je ne suis qu'