Christian Plantin - CNRS

29 nov. 2005 ... On est dans un cas classique de conflit des valeurs, qui constitue peut-être le
domaine d'exercice par excellence de l'argumentation. ..... rien n'autorise à
attribuer une émotion à Pierre, sa rougeur n'est pas forcément l'indice qu'il est
sous l'emprise d'une émotion ; peut-être est-il en train de courir, de boire ...

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Christian Plantin Les raisons des émotions On dit, à juste titre, que le discours argumentatif fonde un "devoir
croire" (l'horizon s'éclaircit, il fera beau demain) ; un "devoir faire"
(il fait beau, allons à la plage). Nous voudrions montrer qu'on peut de
même "argumenter des émotions" (des sentiments, des éprouvés, des affects,
des attitudes psychologiques), c'est-à-dire fonder sinon en raison, du
moins par des raisons un "devoir éprouver". Si l'on prend comme point de
départ le donné linguistique, il s'agit de rendre compte de l'orientation
explicite d'un discours (D) vers l'expression d'un affect :
On a des raisons d'être indigné. En effet, (D)
Eh bien, moi, j'en suis fier, parce que (D)
Ne craignez rien ! (D)
Pourquoi serais-je honteux ? (D)
Dans ces exemples, la prédication d'un "terme d'émotion" (être indigné,
être fier, craindre, être honteux) est justifiée par un discours D, lui-
même composé d'un ou de plusieurs énoncés.
Le §1 examine la place faite aux émotions dans les théories logico-
normatives de l'argumentation, et souligne la rupture qu'elles instaurent
avec la tradition de l'argumentation rhétorique. Le §2 définit les notions
d'argumentation et d'émotion utilisées. Le §3 dégage un ensemble de règles,
les "topoi de l'émotion", sur lesquelles repose la construction
argumentative des émotions. Le fonctionnement de cette "topique de
l'émotion" est enfin testé sur un texte militant à propos de la guerre en
ex-Yougoslavie (§4). 1. Entre rhétorique manipulatrice et argumentation alexithymique Les théories rhétoriques mettent l'émotion au centre de la communication
argumentative ; les théories logico-normatives de l'argumentation
préconisent l'élimination ou le contrôle rationnel et social des émotions. 1.1. Le primat rhétorique de l'éthos et du pathos sur le logos La gestion stratégique des émotions est essentielle dans l'orientation
globale du discours rhétorique vers la persuasion. Dans sa forme la plus
accomplie, la rhétorique est une technique du discours visant à déclencher
une action : faire penser, faire dire, faire éprouver et, finalement, faire
faire. C'est l'action accomplie qui fournit l'ultime critère de la
persuasion complète, qu'on réduirait indûment à un simple état mental, à
une "adhésion de l'esprit". On ne peut pas dire que le juge rhétorique a
été persuadé s'il ne prononce pas en faveur de la partie qui l'a convaincu.
Pour atteindre ces buts - non seulement faire croire, mais aussi orienter
la volonté et déterminer l'action - la technique rhétorique exploite, on le
sait, trois types de preuves. Le catéchisme rhétorique[1] nous apprend que
la persuasion complète est obtenue par la conjonction de trois "opérations
discursives" : le discours doit enseigner, plaire, toucher (docere,
delectare, movere). Il doit d'abord "enseigner", c'est-à-dire informer
(raconter, narrer) et argumenter ; cet enseignement emprunte la voie
intellectuelle vers la persuasion, celle des preuves objectives, de
préférence de forme propositionnelle. Mais information et argumentation,
menacées par l'ennui (taedium), ne suffisent pas à déclencher le "passage à
l'acte", d'où la nécessité de fournir aux auditeurs des indices
périphériques de vérité (preuves liées à l'ethos : "Aie confiance...") et
des stimuli émotionnels quasi physiques (pathos). Par opposition aux
preuves objectives, on parle parfois de preuves subjectives pour désigner
les moyens de pression et d'orientation éthiques et pathétiques. Supposons que ces distinctions soient claires. Les textes classiques
insistent sur la supériorité des preuves subjectives sur les preuves
objectives. Ainsi Aristote affirme le primat du caractère (ethos) :
c'est le caractère qui, peut-on dire, constitue presque la plus efficace
des preuves (Rhét. : 1356a),
et met en garde contre le recours, trop efficace, au pathos :
Il ne faut pas pervertir le juge, en le portant à la colère, la crainte ou
la haine ; ce serait fausser la règle dont on doit se servir. (Rhét. :
1354a)
Une affirmation éclatante de cette supériorité se trouve chez Cicéron, dans
la bouche de l'orateur Antoine :
J'étais pressé d'en venir à un objet plus essentiel : Rien n'est en effet
plus important pour l'orateur, Catulus, que de gagner la faveur de celui
qui écoute, surtout d'exciter en lui de telles émotions qu'au lieu de
suivre le jugement et la raison, il cède à l'entraînement de la passion et
au trouble de son âme. (De or. : II, 178)
De même, Quintilien :
Et, de fait, les arguments naissent, la plupart du temps, de la cause et la
meilleure cause en fournit toujours un plus grand nombre, de sorte que si
l'on gagne grâce à eux, on doit savoir que l'avocat a seulement fait ce
qu'il devait. Mais faire violence à l'esprit des juges et le détourner
précisément de la contemplation de la vérité, tel est le propre rôle de
l'orateur. Cela le client ne l'enseigne pas, cela n'est pas contenu dans
les dossiers du procès. (Inst. Or. : VI, 2, 4-5)
On se scandalisera du caractère cynique, immoral et manipulatoire ainsi
ouvertement reconnu à l'entreprise de persuasion ; mais l'affaire n'est pas
forcément si tragique. On peut tout d'abord lire aussi ces proclamations
comme des slogans publicitaires destinés à magnifier les pouvoirs du
rhéteur, et éventuellement à faire monter les enchères. D'autre part, comme
le fait remarquer Romilly à propos de Gorgias, on transfère volontiers à la
parole rhétorique les vertus prêtées à la parole magique :
Qu'est-ce à dire, sinon que, par des moyens qui semblent irrationnels, les
mots lient l'auditeur et l'affectent malgré lui ? (Romilly, 1988 : 102)
Quoi qu'il en soit, il convient de garder un certain sens de l'humour :
Plutarque cite le mot d'un adversaire de Périclès à qui l'on demandait qui,
de lui ou de Périclès, était le plus fort à la lutte ; sa réponse fut :
« Quand je l'ai terrassé à la lutte, il soutient qu'il n'est pas tombé, et
il l'emporte en persuadant tous les assistants » (Périclès, 8). (Romilly,
1988 : 119) Nous n'aborderons pas les notions d'éthos et de pathos sous l'angle
historique ou philologique (pour cette approche, voir par exemple Eggs :
1984 ; Rorty : 1995). En sciences du langage, la question de l'éthos est
traitée dans le cadre de la théorie de la polyphonie ("locuteur en tant que
tel" vs le locuteur tel que le désigne le pronom je, Ducrot 1984 : 200).
Construire un éthos, c'est construire un point de vue, ce qui renvoie à la
problématique de la subjectivité dans le discours (Kerbrat-Orecchioni :
1980). Si l'opération réussit, les auditeurs, venant se placer "à l'origine
de ce point de vue", prennent en charge le discours qui leur est proposé.
L'orateur a ainsi construit un "nous", ce qui est sans doute l'opération
clé de son "travail éthique". Les éléments constituant l'orateur en pôle
d'identification peuvent être d'ordre comportemental, particulièrement
linguistique (le locuteur est capable de "parler aux gens d'ici dans leur
langage") ou bien de l'ordre du dire ; dans ce dernier cas seulement, les
"preuves éthiques" sont propositionnelles ("moi aussi j'habite en
banlieue"). On touche là aux problèmes psychologiques de la construction de
l'autorité, particulièrement sous ses aspects charismatiques. La question
de l'identification "éthique" renvoie ainsi à la problématique
psychologique de l'empathie (sur l'empathie, voir Cosnier 1994 ; 1997).
D'autre part, l'éthos a aussi une "structure pathémique" dans la mesure où
l'émotion (ou la retenue émotionnelle) manifestée dans le discours
rejaillit forcément sur la source de ces manifestations, ce qui renvoie au
traitement discursif des émotions, qui sera développé infra, § 2. Avant
d'en venir à ces questions, nous devons examiner rapidement comment se sont
constituées des "théories pures" de l'argumentation, pures au sens où les
affects et les valeurs subjectives en sont retranchées, dans le but de
sauvegarder leur dimension rationnelle. 1.2. Restauration du logos : L'argumentation comme théorie des fallacies La question des émotions ne fait pas vraiment recette dans les théories
contemporaines de l'argumentation. Le Traité de l'argumentation de Perelman
& Olbrechts-Tyteca se satisfait d'opposer classiquement la raison aux
passions. A l'index, la seule référence à éthos renvoie à la définition des
"Anciens" ; émotion ne figure pas, non plus que pathos. Mais on trouve
passions, définies systématiquement comme l'élément irrationnel, obstacle à
l'action de la raison ; le discours passionnel est un discours figuré,
c'est-à-dire dégradé (1958/1970 : 606). La citation suivante, à priori
assez énigmatique, semble toutefois reconnaître un rôle plus positif aux
passions (cf. infra, §1.2.5) :
Notons que les passions en tant qu'obstacle ne doivent pas être confondues
avec les passions qui servent d'appui à une argumentation positive, et qui
seront d'habitude qualifiées à l'aide d'un terme moins péjoratif, tel que
valeur par exemple. (1958/1970 : 630)
Quant à la théorie des paralogismes, elle applique un système de normes aux
argumentations quotidiennes. Dans sa version classique, il s'agit d'un
système logique, enrichi des règles générales de la méthode scientifique ;
la "nouvelle dialectique" y ajoute des normes communicationnelles. Dans les
deux cas, émotions et sentiments sont soumis à un régime d'exclusion ou,
pour le moins, de contrôle, qui semble fondamental pour la constitution
d'une théorie autonome de l'argumentation. 1.2.1. Locke et l'exclusion de l'éthos Locke a proposé une distinction entre quatre sortes d'argumentations,
opposant l'argumentation ad judicium qui, seule « brings true instruction
with it, and advances us in our way to knowledge » à trois formes
d'argumentations qui ont leur origine dans les circonstances particulières
de l'interaction : les argumentations ad hominem, ad ignorantiam, et ad
verecundiam[2]. Cette dernière forme d'argumentation repose précisément sur
la difficulté de contredire un homme "de caractère" (ou