Mécomptes de Fées

T'as jamais fait d'exercice de ta vie, répliqua Mémé Ciredutemps sans cesser de
surveiller les fourrés. T'as jamais ...... Elle se trouvait assez près du centre-ville
pour que Nounou entende les cris de la rue et le clip-clop des sabots des
chevaux, mais la bicoque, dans son petit marais, baignait dans le silence. «
Personne ...

Part of the document

Terry Pratchett
LES ANNALES DU DISQUE-MONDE-12 [pic]
MÉCOMPTES DE FÉES
Traduit de l'anglais
par Patrick Couton [pic] L'ATALANTE
Nantes Patrick Couton a obtenu le Grand Prix de l'Imaginaire 1998 pour
l'ensemble de ses traductions des Annales du Disque-monde.
Illustration de couverture :
© Josh Kirby (via Thomas Schlück Agency) WITCHES ABROAD
1re publication : Victor Gollancz Ltd, Londres © Terry & Lyn Pratchett, 1991
© Librairie 1'Atalante. 1998, pour la traduction française ISBN 2-84172-094-2
ISSN 0993-4855 Librairie L'Atalante, 15, rue des Vieilles-Douves, 44000 Nantes Dédié à tous ceux - et pourquoi pas ? - qui, après la
publication de Trois s?urcières, ont submergé l'auteur de
leurs versions personnelles de la Chanson du hérisson.
Pauvre, pauvre de moi... VOICI LE DISQUE-MONDE qui navigue dans l'espace sur le dos de quatre
éléphants, eux-mêmes juchés sur la carapace de la Grande A'Tuin, la tortue
stellaire.
Autrefois un tel univers passait pour exceptionnel, voire impossible.
Mais... tout était si simple, autrefois.
L'univers baignait alors dans l'ignorance, et le savant le passait à la
bâtée tel un prospecteur accroupi au-dessus d'une rivière de montagne,
cherchant l'or de la connaissance parmi les graviers de la déraison, le
sable de l'incertitude et les petits octopodes aquatiques poilus de la
superstition.
De temps en temps il se relevait et lançait une phrase du genre :
« Hourra, j'ai découvert la Troisième Loi de Boyle. » Et chacun de savoir
où il en était.
Hélas, l'ignorance en vint à présenter davantage d'intérêt, surtout
l'ignorance insondable et fascinante dans des domaines aussi vastes
qu'essentiels comme la matière et la création, et l'on cessa de bâtir
patiemment ses petites maisons en briquettes de logique dans le chaos de
l'univers afin de se passionner pour le chaos lui-même - en partie parce
que c'est beaucoup plus facile d'être un expert du chaos, mais surtout
parce que le chaos offre de superbes motifs graphiques à reproduire sur les
t-shirts.
Et, au lieu de poursuivre des recherches scientifiques dignes de ce
nom[1], les savants décrétèrent soudain qu'il est impossible de savoir quoi
que ce soit, qu'il n'y a rien en fait qu'on puisse qualifier de réalité
digne d'étude, que tout ça est drôlement excitant, et savez-vous entre
parenthèses que des tas de petits univers vivent peut-être partout mais
qu'on ne les voit pas parce qu'ils sont recourbés sur eux-mêmes ? À propos,
vous le trouvez comment, ce t-shirt ?
À côté de tout ça, une grosse tortue qui porte un monde sur le dos
paraît presque banale. Au moins, elle ne fait pas semblant de ne pas
exister, et aucun téméraire sur le Disque-monde n'a jamais cherché à
prouver qu'elle n'existait pas, des fois qu'il aurait raison et qu'il se
retrouverait brusquement à flotter dans le vide de l'espace. Il faut dire
aussi que le Disque-monde vit à la limite de la réalité. Les moindres
petites choses peuvent basculer de l'autre côté. On y prend donc tout au
sérieux.
Comme les contes.
Parce que les contes sont importants.
On croit les contes imaginés par des gens. En fait, c'est l'inverse. Les
contes existent indépendamment de leurs protagonistes. Quand on sait ça, on
a le pouvoir.
Les contes, grands rubans virevoltants d'espace-temps mis en forme,
flottent et se déroulent autour de l'univers depuis l'éternité. Et ils ont
évolué. Les plus faibles sont morts, tandis que les plus forts ont survécu
et se sont engraissés au fil des narrations successives pour mieux voltiger
et se tortiller dans les ténèbres.
Et leur existence même recouvre un motif léger mais tenace sur le chaos
qu'est l'histoire. L'eau-forte du conte creuse des sillons assez profonds
pour qu'on les suive comme l'eau suit certaines sentes à flanc de montagne.
Et chaque fois que de nouveaux acteurs foulent le chemin du conte, le
sillon se creuse davantage.
C'est ce qu'on appelle la théorie de la causalité narrative, c'est-à-
dire qu'une fois commencé, un conte prend une forme. Il récupère les
vibrations de toutes ses autres versions ayant jamais existé.
Voilà pourquoi l'histoire continue de se répéter sans cesse.
Un millier de héros ont ainsi dérobé le feu aux dieux. Un millier de
loups ont dévoré mère-grand, un millier de princesses ont reçu un baiser.
Un million d'acteurs inconscients ont emprunté sans le savoir les allées du
conte.
Il est désormais impossible pour le troisième et dernier fils d'un roi,
s'il doit se lancer dans une quête qui a déjà emporté ses deux frères
aînés, de ne pas réussir.
Les contes se fichent des personnages qu'ils mettent en scène.
L'important, c'est que le conte soit raconté, que le conte soit répété. Ou,
si vous préférez une autre façon de voir : les contes sont une forme de vie
parasite, ils faussent les existences pour leur seul bénéfice[2].
Seul un être sortant de l'ordinaire peut résister et devenir le
bicarbonate de l'histoire. Il était une fois...
[pic]
Des mains grises empoignèrent le marteau, lui firent décrire un arc de
cercle et l'abattirent si fort que le piquet s'enfonça d'une longueur de
bras dans la terre meuble.
Deux autres coups, et le piquet fut en place, inébranlable.
Depuis les arbres autour de la clairière, les serpents et les oiseaux
observaient en silence. Dans le marais, les alligators dérivaient comme des
flaques d'eau malfaisantes.
Les mains grises saisirent la barre transversale, la mirent à son tour
en position et la ligaturèrent avec des plantes rampantes tellement serrées
qu'elles en gémirent.
Elle, elle regardait l'homme. Puis elle ramassa un bout de miroir et
l'attacha au sommet du piquet.
« Labi », dit-elle.
L'homme prit l'habit à queue de pie et l'enfila sur la traverse. Le
morceau de bois n'était pas assez long, si bien que l'extrémité des manches
pendouillait, vide.
« Chapo », ajouta-t-elle.
Le chapeau était haut, rond et noir. Il luisait.
Le bout de miroir étincelait entre les ténèbres du chapeau et l'habit.
« Ça va marcher ? demanda-t-il.
- Oui, répondit-elle. Glaces aussi ont leur riflet. Faut combatte glaces
avec d'aut glaces. » Elle lança un regard mauvais à travers les arbres en
direction d'une tour blanche élancée au loin. « Faut touvé son riflet à
elle.
- Faudra que ça porte loin, alors.
- Oui. Nous bousoin tout l'aide possib. »
Elle fit des yeux le tour de la clairière. Elle avait appelé monsieur
Auchamp, dame Bonne Anna, Hotaloga André et Bonhomme Grand-Pas. Ce
n'étaient sans doute pas de très bons dieux.
Mais elle n'avait pas pu faire mieux.
[pic]
C'est un conte sur les contes.
Ou sur ce qu'il en coûte d'être une marraine fée.
Mais aussi, notamment, sur les reflets et les miroirs.
Dans tout le multivers on trouve des tribus arriérées[3] qui se méfient
des miroirs et des images, parce qu'ils volent selon elles un peu de l'âme
des individus qui n'en ont déjà pas beaucoup. Les gens qui s'habillent
davantage prétendent qu'il ne s'agit que de superstition, même si d'autres
gens qui passent leur vie à apparaître en images d'une sorte ou d'une autre
donnent l'impression de perdre de la consistance. On attribue alors le
phénomène au surmenage et surtout à la surexposition.
Que de superstition. Mais une superstition n'a pas forcément tort.
Un miroir peut aspirer un peu d'âme. Un miroir peut contenir le reflet
de l'ensemble de l'univers, un plein ciel d'étoiles dans un bout de verre
étamé de l'épaisseur d'un souffle.
Connaître les miroirs, c'est connaître presque tout.
Regardez dedans...
... plus loin...
... vers une lumière orange au sommet d'une montagne glacée, à des
milliers de kilomètres de la moiteur végétale du marais...
[pic]
Dans le pays, on l'appelait le mont des Aires. Ceci parce qu'il
s'agissait d'un mont désert et non parce qu'il abritait beaucoup d'aigles.
Ce qui était néanmoins source d'une certaine méprise lucrative ; des
chasseurs débarquaient souvent d'un pas gaillard dans le village le plus
proche, armés d'arbalètes solides, de pièges et de filets, et réclamaient
avec morgue des éclaireurs indigènes pour les conduire jusqu'aux rapaces.
Comme tout le monde dans le pays profitait bien de l'aubaine, entre autres
grâce à la vente de guides touristiques, de pendules d'ornement au coucou
remplacé par un aigle, de cannes à tête d'aigle et de gâteaux cuits en
forme d'aigle, personne ne trouvait le temps, curieusement, de rectifier
l'orthographe[4].
La montagne était aussi déserte et dépouillée que possible.
La plupart des arbres renonçaient à pousser à mi-chemin du sommet, et
seuls quelques pins opiniâtres rappelaient les deux ou trois mèches
pathétiques que se peigne en travers du crâne le chauve qui assume mal sa
calvitie.
Un lieu de réunion idéal pour des sorcières.
Cette nuit-là, un feu brillait tout au sommet du