Marc Bloch - prisme
Ainsi un chien savant n'est pas un chien qui sait beaucoup de choses, mais qui a
été dressé à donner, par quelques exercices choisis d'avance, l'illusion du savoir
. " Vous serez certainement agrégé l'année prochaine, disait naïvement un juge d
'agrégation à un de mes étudiants, cette année, vous n'êtes pas encore ...
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Marc Bloch, " Sur la réforme de l'enseignement ", Les Cahiers politiques,
n° 3, n°3, juillet 1943, p. 17. Il s'agit d'une publication du Comité
Général d'Études du Conseil National de la Résistance, auquel Marc Bloch
participe avant son arrestation le 8 mars 1844.
Tout malheur national appelle, d'abord, un examen de conscience ; puis (car
l'examen de conscience n'est qu'une délectation morose, s'il n'aboutit à un
effort vers le mieux) l'établissement d'un plan de rénovation. Quand, après
la victoire prochaine, nous nous retrouverons entre Français, sur une terre
rendue à la liberté, le grand devoir sera de refaire une France neuve. Or, de tant de reconstructions indispensables, celle de notre système
pédagogique ne sera pas la moins urgente. Qu'il s'agisse de stratégie, de
pratique administrative ou, simplement, de résistance morale, notre
effondrement a été avant tout, chez nos dirigeants et (pourquoi ne pas voir
le courage de l'avouer ?) dans toute une partie de notre peuple, une
défaite à la fois de l'intelligence et du caractère. C'est dire que, parmi
ses causes profondes, les insuffisances de la formation que notre société
donnait à ses jeunes ont figuré au premier rang. Pour redresser ces vices, une réforme timide serait vaine. On ne refait pas
à un pays son éducation en rapetassant de vieilles routines. C'est une
révolution qui s'impose. Ne nous laissons pas troubler par le discrédit
qu'un régime odieux réussirait, si l'on n'y prenait garde, à jeter sur ce
mot, qu'il a choisi pour camouflage. En matière d'enseignement, comme
partout, la prétendue révolution nationale a perpétuellement oscillé entre
le retour aux routines les plus désuètes et l'imitation servile de systèmes
étrangers au génie de notre peuple. La révolution que nous voulons saura
rester fidèle aux plus authentiques traditions de notre civilisation. Et
elle sera une révolution, parce qu'elle fera du neuf. Ne nous y trompons pas, la tâche sera rude. Elle n'ira pas sans
déchirements. Il sera toujours difficile de persuader des maîtres que les
méthodes qu'ils ont longuement et consciencieusement pratiquées n'étaient
peut-être pas les meilleures ; à des hommes mûrs, que leurs enfants
gagneront à être élevés autrement qu'eux-mêmes ne l'ont été ; aux anciens
élèves de grandes Écoles, que ces établissements parés de tous les
prestiges du souvenir et de la camaraderie doivent être supprimés. Là,
comme ailleurs, cependant, l'avenir, n'en doutons pas, appartiendra aux
hardis ; et pour tous les hommes qui ont charge de l'enseignement, le pire
danger résiderait dans une molle complaisance envers les institutions dont
ils se sont fait peu à peu une commode demeure. De cette révolution nécessaire, on ne saurait prétendre discuter, en
quelques pages, le programme. Le tracé précis viendra, s'il y a lieu, plus
tard et par collaboration. On se bornera pour l'instant à quelques
principes directeurs. Une condition préliminaire s'impose : à ce point impérieuse que, si elle
manque à être remplie, rien de sérieux ne se fera. Il importe que, pour
l'éducation de ses jeunes, comme pour le développement permanent de la
culture dans l'ensemble de ses citoyens, la France de demain sache dépenser
incomparablement plus qu'elle ne s'y est résignée jusqu'ici. Deux épisodes ont, à cet égard, brutalement caractérisé, avant-guerre,
l'attitude des éléments mêmes que la défaite devait hisser au pouvoir et
que la victoire en précipitera bientôt. Lorsque, ministre de la "
prospérité ", André Tardieu établit un vaste plan d' " outillage national
", il commença par proscrire purement et simplement, de cet équipement
d'une France heureuse, tout armement scientifique (plus tard, si je ne me
trompe, un repentir de la dernière heure fit inscrire au budget quelques
crédits pour les laboratoires ; car, après tout, la Schwerindustrie ne peut
ignorer absolument que les techniciens servent à quelque chose ; les
bibliothèques par contre continuèrent d'être oubliées ; des " réalistes "
ont-ils à se soucier des livres ? et surtout quel besoin les Français trop
pauvres pour acheter eux-mêmes des livres auraient-ils de lire ?). Lorsque, ministre de la grande pénitence, Pierre Laval, désireux, avant
tout, d'atteindre, par ricochet, les salaires, eu décidé de pratiquer dans
les dépenses de la République quelques coupes sombres, on vit, seul entre
tous les gouvernements civilisés, le gouvernement français étendre cette
épargne aux ?uvres de l'intelligence. " Ce qui nous a toujours frappés chez
vos gouvernants, me disait naguère un ami norvégien, c'est le peu d'intérêt
qu'ils portent aux choses de l'esprit. " Le mot était dur. On voudrait
qu'il cessât, à jamais, d'être mérité... Il nous faudrait donc des ressources nouvelles. Pour nos laboratoires. Pour
nos bibliothèques peut-être plus encore, car elles ont été, jusqu'ici, les
grandes victimes (bibliothèques savantes ; bibliothèques dites populaires
aussi, dont le misérable état, comparé à ce que nous offrent l'Angleterre,
l'Amérique, l'Allemagne même, est une des pires hontes de notre pays. Qui a
pu sans mélancolie feuilleter le catalogue d'une bibliothèque d'une grande
ville, pour ne pas parler des petites et y mesurer l'amenuisement
progressif des achats, la décadence de la culture depuis une cinquantaine
d'années ? La bourgeoisie dite éclairée ne lit plus guère ; et ceux qui,
issus de milieux moins aisés ne demanderaient qu'à lire, les livres ne
viennent pas les solliciter). Pour nos entreprises de recherches. Pour nos
universités, nos lycées et nos écoles, où il convient que pénètrent
l'hygiène et la joie, la jeunesse a le droit de ne plus être confinée entre
des murs lépreux, dans l'obscurité de sordides in pace. Il nous en faudra
aussi, disons-le sans fausse honte, pour assurer à nos maîtres de tous les
degrés une existence non pas luxueuse certes (ce n'est pas une France de
luxe que nous rêvons), mais suffisamment dégagée des menues angoisses
matérielles, suffisamment protégée contre la nécessité de gagne-pain
accessoires pour que ces hommes puissent apporter à leurs tâches
d'enseignement ou d'enquête scientifique une âme entièrement libre et un
esprit qui n'aura pas cessé de se rafraîchir aux sources vives de l'art ou
de la science. Mais ces indispensables sacrifices seraient vains s'ils ne s'adressaient à
un enseignement tout rajeuni. Un mot, un affreux mot, résume une des tares les plus pernicieuses de notre
système actuel : celui de bachotage. C'est certainement dans l'enseignement
primaire que le poison a pénétré le moins avant : sans l'avoir, je le
crains, tout à fait épargné. L'enseignement secondaire, celui des
universités et les grandes écoles en sont tout infectés. " Bachotage. " Autrement dit : hantise de l'examen et du classement. Pis
encore : ce qui devait être simplement un réactif, destiné à éprouver la
valeur de l'éducation, devient une fin en soi, vers laquelle s'oriente,
dorénavant, l'éducation tout entière. On n'invite plus les enfants ou les
étudiants à acquérir les connaissances dont l'examen permettra, tant bien
que mal, d'apprécier la solidité. C'est à se préparer à l'examen qu'on les
convie. Ainsi un chien savant n'est pas un chien qui sait beaucoup de
choses, mais qui a été dressé à donner, par quelques exercices choisis
d'avance, l'illusion du savoir. " Vous serez certainement agrégé l'année
prochaine, disait naïvement un juge d'agrégation à un de mes étudiants,
cette année, vous n'êtes pas encore suffisamment formé au concours. "
Durant les vingt dernières années, le mal a fait d'épouvantables ravages.
Nos étudiants de licence trébuchent désormais de certificat en certificat.
Depuis la révolution nationale, on n'entre plus au barreau sans un examen
supplémentaire. Des lycées ont organisé, interrompant pour cela la suite
régulière des études, un " pré-baccalauréat ". Dans les librairies
médicales de Paris, se vendent, toutes faites, les questions d'internat,
qu'il n'y a qu'à apprendre par c?ur. Certaines institutions privées ont
découpé les programmes sujet par sujet et se vantent d'un sectionnement si
juste que la plupart de leurs candidats ne tombent jamais que sur des
questions ainsi traitées et corrigées. Du haut en bas de l'échelle,
l'attraction des examens futurs exerce son effet. Au grand détriment de
leur instruction, parfois de leur santé, d'innombrables enfants suivent
trop jeunes des classes conçues originairement pour de plus vieux, parce
qu'il faut éviter à tout prix le retard éventuel qui les amènerait plus
tard à se heurter aux limites d'âge de telle ou telle grande école. " Tous
nos programmes scientifiques d'enseignement secondaire, me disait un
physicien, sont conçus en vue de celui de Polytechnique. " Et, dans les
lycées ou collèges, les perpétuelles compositions entretiennent moins
encore l'émulation, d'ailleurs mal comprise, que l'aptitude au travail
hâtif, dont on verra plus tard nos misérables adolescents subir les affres,
en pleine canicule, dans des salles surchauffées. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'insister sur les inconvénients
intellectuels d'une pareille manie examinatoire. Mais ses conséquences
morales, les a-t-on toujours assez clairement vues : la crainte de toute
initiative, chez les maîtres comme chez les élèves ; la négation de toute
libre curiosité ; le culte du succès substitué au goût de la connaissance ;
une sorte de tremblement perpétuel et de hargne, là où devrait au contraire
régner la libre joie d'entreprendre ; la foi dans la chance