de la domestication des primates - Chris Herzfeld

Le premier était d'une astuce sans pareille : les boys de la poste lui avaient
appris à coudre, .... Ils se montrèrent beaucoup plus performants que les
primates placés dans les ...... interpréter une action comme la conséquence d'un
exercice ou d'une faculté ... 1 (Paris Meeting, March 2004), Tokyo, Keio
University, 2004.

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DE LA DOMESTICATION DES PRIMATES
Chris HERZFELD
INTRODUCTION Sometimes there are more things in heaven and earth than are dreamt of in
all our philosophy[1]. Au milieu du vingtième siècle, un événement capital eût lieu dans le
domaine des relations entre les humains et les animaux. Il a cependant été
largement ignoré : ce sont les études scientifiques et les performances
étroitement liées à cet événement qui ont occupé la scène publique,
laissant dans l'ombre ce moment essentiel de notre histoire avec les
animaux. Dans les années 1960, pour la première fois, des humains et des
grands singes ont vécu ensemble, formant de véritables familles[2]. Ces
communautés ont vu le jour aux Etats-Unis, dans le cadre des recherches sur
les capacités d'apprentissage du langage humain par les primates, soit sous
forme de langage des signes (American Sign Language), soit sous forme de
systèmes iconiques. Les chercheurs ont pensé, avec raison, que
l'acquisition langagière serait favorisée par la socialisation des
anthropoïdes dans une structure familiale. Les grands singes sont alors
entrés dans la maison de l'homme et y ont vécu comme les enfants de cette
maison, ce qui explique l'utilisation, au sens étymologique, du terme de
« domestication » dans le titre de cet article, qui met en tension les
pôles de l'une des oppositions structurantes majeures de la pensée dualiste
occidentale en sa tradition dominante : le sauvage et le domestique. Ces
« vivre-ensemble » eurent une conséquence remarquable : l'intériorisation
d'une part d'ethos humain par les grands singes. Ces communautés ont
également permis de rendre visible un monde commun essentiel[3], notamment
perceptible dans le sens esthétique et dans la Funktionslust manifestés par
les anthropoïdes (la Funktionslust étant le « plaisir de la fonction », le
plaisir de faire ce que l'on sait bien faire). Que reste-t-il aujourd'hui de ces expériences ? Un moindre intérêt pour les
recherches sur les aptitudes langagières des primates, les nombreuses
difficultés liées à ces projets et leur coût élevé a fait sonner le glas de
la plupart de ces expériences. Il reste cependant des lieux où une forte
connivence s'installe entre humains et grands singes, notamment les zoos.
Lorsqu'ils vivent dans les parcs zoologiques, les grands singes entrent en
quelque sorte également dans la maison de l'homme : ils adoptent des
activités, une médecine, des habitudes, des distractions, des régimes
alimentaires proprement humains. De plus, ces singes fréquentent infiniment
plus d'êtres humains que de compagnons de la même espèce. Des liens de
confiance se nouent entre les primates et leurs premiers interlocuteurs :
les techniciens animaliers. Ils établissent peu à peu un vivre-ensemble,
des formes de compréhension mutuelle, un ensemble de connaissances
interspécifiques. La question des relations de proximité entre soigneurs et
grands singes, ainsi que le devenir-humain des primates gardés en zoo,
seront également évoqués. Ajoutons enfin que nous ne cautionnons ni le fait d'intégrer des grands
singes dans des familles humaines, ni celui d'enfermer des êtres vivants
dans les zoos. Il nous semble cependant intéressant de comprendre ce qui
s'est joué et ce qui se joue dans les communautés composées d'humains et de
grands singes, ainsi que de réfléchir au statut de ces singes si proches
des hommes.
HUMAINS ET GRANDS SINGES
Bontius qui étoit médecin en chef à Batavia, et qui nous a laissé de bonnes
observations sur l'histoire naturelle de cette partie des Indes, dit
expressément qu'il a vu avec admiration quelques individus de cette espèce
marchant debout sur leurs pieds, et entre autres une femelle (...) qui
sembloit avoir de la pudeur, qui se couvroit de sa main à l'aspect des
hommes qu'elle ne connoissoit pas, qui pleuroit, gémissoit, et faisoit les
autres actions humaines, de manière qu'il sembloit que rien ne lui manquât
que la parole[4]. Bien d'autres cas de cohabitation entre hommes et singes ont existé avant
les expériences d'apprentissage du langage initiées au milieu du vingtième
siècle : dans les zoos, chez des particuliers, dans des familles
occidentales expatriées en Afrique ou en Indonésie. Cependant, ces partages
de vie sont peu documentés. De plus, bien que vivant en communauté avec des
humains, les primates étaient souvent mis en cage ou tenus en laisse, ce
qui les éloigne d'une véritable expérience d'intégration dans des groupes
humains. Le témoignage d'Aernout Vosmaer[5] (1720-1799) remonte au XVIIème
siècle. En 1632, un orang-outan est envoyé au Prince Frédéric-Henri
d'Orange-Nassau. Vosmaer l'installe dans la Ménagerie du Prince, près de La
Haye, à côté de ses appartements. La guenon recherche la compagnie des
humains, les embrasse, se déplace en bipédie, boit du vin, mange avec
fourchette et couteau, utilise serviette et cure-dent. Elle brosse les
bottes de ses visiteurs, nettoie les traces de ses déjections, défait les
noeuds les plus complexes et se fabrique des oreillers en emballant de la
paille dans du tissu[6]. Au XVIIIème siècle, Georges Louis Leclerc (1707-
1788), comte de Buffon, décrit les savoir-faire du chimpanzé Jocko. Le
singe adopté par Buffon utilise lui aussi couverts, serviette, verre, tasse
et soucoupe. Il est capable de se verser du thé. En 1896, le Charles
Maclaud, docteur en médecine de la Marine envoyé en mission en Guinée
française, rapporte le comportement des chimpanzés Baboun et M'Balou, venus
de Fouta-Djalou : [...] (ils) s'étaient déjà trouvés en contact avec des gens civilisés et,
comme on va le voir, en avaient gardé l'empreinte. Le premier était d'une
astuce sans pareille : les boys de la poste lui avaient appris à coudre,
et les infirmiers à danser ; il savait signer et mettre le cachet aux
papiers de service du gouverneur. Il allait même se laver avec les
prisonniers et, dans les rues où il courait en compagnie des mauvais
garnements, il s'amusait à allumer des allumettes[7]. Lors de la période coloniale, il arrivait aussi que des expatriés adoptent
des jeunes primates. Certains faisaient même remplir des corvées ménagères
aux chimpanzés : « M'Balou, de son côté, faisait volontiers la femme de
ménage, promenant une éponge ou un linge mouillé sur le socle de la cage,
balayant le carrelage et ramenant la poussière sur une pelle[8]. » D'autres
leur construisaient des huttes à l'entrée de leur propriété, afin qu'ils en
deviennent les gardiens[9]. Dans l'ex-Congo belge, Madame Trompet prit soin
de la femelle Malenga, l'élevant comme sa fille. Revenue en Belgique, elle
fut cependant contrainte de la faire entrer au zoo d'Anvers où, admise
comme chimpanzé, Malenga se transforma en chimpanzé pygmée. Cette sous-
espèce[10] fut en effet officiellement décrite en 1929, par Ernst
Schwarz[11] (1889-1962), sous la dénomination de Pan satyrus paniscus, peu
après l'admission de Malenga au zoo. Dans un ouvrage de vulgarisation
intitulé « Singes et singeries », Henri Eugène Victor Coupin (1868-?)
décrit lui aussi différentes réappropriations de comportements humains par
les primates. Docteur en sciences, il assure que sa documentation est
rigoureusement exacte. Il rapporte, par exemple, qu'au contact des hommes,
certains primates tentent de tracer des signes : « Lorsqu'il voyait Hermès
occupé à écrire, il prenait souvent aussi une plume, la plongeait dans
l'encrier et traçait des traits sur le papier[12]. » Le Dr Maclaud ajoute
l'exemple du chimpanzé Baboun capable, lui aussi, de marquer le papier
d'inscriptions « [...] maintes personnes ont pu, comme moi, le voir, sur
l'invitation de son gardien, tracer sur un papier des traits parallèles,
des bâtons avec un crayon qu'il tenait délicatement entre le pouce et
l'index[13] [...] » Coupin mentionne également diverses conduites
remarquables de Mafaca, un chimpanzé femelle du zoo de Dresde : Lorsqu'on l'avait laissée seule pendant longtemps, elle essayait d'ouvrir
la serrure de sa cage. Elle y réussit un jour et déroba la clef,
suspendue contre un mur, la cacha dans le creux de son aisselle et
retourna tranquillement dans la cage. Elle ouvrait très aisément la
serrure à l'aide de cette clef [...] Elle savait tordre le linge mouillé
et se servir d'un mouchoir pour se moucher[14]. Certains directeurs de zoo ont vécu avec des primates. En Indonésie,
William Temple Hornaday (1854-1937) avait pris soin d'un orang-outan qui se
conduisait avec lui comme un fils : « ...he adopted me as his foster-
father, and loved me like a son[15]. » Devenu directeur du zoo de New York,
il décrit les savoir-faire de plusieurs de ses pensionnaires dans un livre
consacré à l'intelligence des animaux sauvages, notamment les orangs-outans
appelés Rajah et Dohong. Entraîné par les soigneurs du zoo, Rajah apprit
sans aucune difficulté à manger avec des couverts, à se servir de thé, à
s'habiller et se déshabiller, à utiliser des clés, à planter des clous avec
un marteau, à rouler à vélo et à conduire un tricycle. Il était capable de
s'allumer une cigarette et de la fumer. Dohong développa des facultés
d'invention et un génie mécanique exceptionnels, découvrant le principe du
levier. Il testa ce principe en de nombreuses occasions, analysant
précisément chaque situation[16]. L'orang-outan Joe savait, lui aussi,
planter des clous et utiliser un tournevis pour visser ou extraire des vis
avec dextérité[17]. La chi