Aden Arabie - kiosquenet

Mais il sait que le cheb, ou la bande des coraux, s'étend là jusqu'au milieu de ....
Les man?uvres arabes travaillent et chantent les airs du travail dans l'étuve ......
Il y a des boules de verre dépoli, pour y lire l'avenir, comme dans la grande ban
lieue, ..... Une vie où l'exercice total de l'intelligence ne serait plus borné par les ...

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Paul Nizan
Aden Arabie
Table des matières
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV Chapitre I Table des matières
En général, il ne faut pas prendre le voyage d'Arabie pour
un voyage de plaisir. Mais celui qui désire de connaître
les nations étrangères et qui, de retour dans sa patrie,
peut espérer de fixer par-là sa fortune, doit se résoudre
à supporter quelque désagrément. Carsten Niebuhr,
Description de l'Arabie.
Pour les jeunes gens qui aiment leurs aises et une table
délicate ou qui veulent passer agréablement leur temps en
compagnie des femmes, il ne faut pas qu'ils aillent en
Arabie. Carsten Niebuhr, Description de l'Arabie.
J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel
âge de la vie.
Tout menace de ruine un jeune homme : l'amour, les idées, la perte de
sa famille, l'entrée parmi les grandes personnes. Il est dur à apprendre sa
partie dans le monde.
À quoi ressemblait notre monde ? Il avait l'air du chaos que les Grecs
mettaient à l'origine de l'univers dans les nuées de la fabrication.
Seulement on croyait y voir le commencement de la fin, de la vraie fin, et
non de celle qui est le commencement d'un commencement. Devant des
transformations épuisantes dont un nombre infime de témoins s'efforçait de
découvrir la clef, on pouvait simplement apercevoir que la confusion
conduisait à la belle mort de ce qui existait. Tout ressemblait au désordre
qui conclut les maladies : avant la mort qui se charge de rendre tous les
corps invisibles, l'unité de la chair se dissipe, chaque partie dans cette
multiplication tire dans son sens. Cela finit par la pourriture qui ne
comporte pas de résurrection.
Très peu d'hommes se sentaient alors assez clairvoyants pour
débrouiller les forces déjà à l'?uvre derrière les grands débris
pourrissants.
On ne savait rien de ce qu'il eût fallu savoir : la culture était trop
compliquée pour permettre de comprendre autre chose que les rides de la
surface. Elle se consumait en subtilités dans un monde rangé de raisons et
presque tous ses professionnels étaient incapables d'épeler les textes
qu'ils commentaient. L'erreur est toujours moins simple que le vrai.
On avait besoin d'A.B.C. composés de ce qu'il y avait réellement
d'important. Mais au lieu d'apprendre à lire, ceux qu'un tourment sincère
empêchait quelquefois de dormir imaginaient des conclusions qui reposaient
toutes sur l'étude des décadences comparées : conclusions par l'invasion
des barbares, le triomphe des machines, les visions à Pathmos, les recours
à Genève et à Dieu. Comme tout le monde était intelligent !
Mais ces malins avaient la vue trop basse pour regarder par-dessus
leurs lunettes plus loin que les naufrages. Et les jeunes gens avaient
confiance en eux.
Condamnations sans appel, sentences impératives : « Vous allez
mourir. » Les gens de mon âge, empêchés de reprendre haleine, oppressés
comme des victimes à qui on maintient la tête sous l'eau, se demandaient
s'il restait de l'air quelque part : il fallait pourtant les envoyer
rejoindre entre deux eaux leurs familles de noyés.
Comme l'on me classait parmi les intellectuels, je n'avais jamais
rencontré d'autres êtres que des techniciens sans ressources : des
ingénieurs, des avocats, des chartistes, des professeurs. Je ne peux même
plus me souvenir de cette pauvreté.
Des hasards scolaires, des conseils prudents m'avaient porté vers
l'École Normale et cet exercice officiel qu'on appelle encore philosophie :
l'une et l'autre m'inspirèrent bientôt tout le dégoût dont j'étais déjà
capable. Si l'on demande pourquoi je restais là, c'était par paresse,
incertitude, ignorance des métiers, et parce que l'État me nourrissait, me
logeait, me prêtait gratuitement des livres et m'accordait cent francs par
mois.
L'École Normale est une institution que les nations envient à la
République : elle est une des têtes de la France qui est pourvue de chefs
comme une hydre. On y dresse une partie de cette troupe orgueilleuse de
magiciens que ceux qui paient pour la former nomment l'Élite et qui a pour
mission de maintenir le peuple dans le chemin de la complaisance et du
respect, vertus qui sont le Bien. Il y règne l'esprit de corps des
séminaires et des régiments : on arrive aisément à faire croire à des
jeunes gens que leur faiblesse privée incline à l'orgueil collectif, que
l'École Normale est un être réel, qui a une âme - et une belle âme - une
personne morale plus aimable que la vérité, la justice et les hommes. Dans
ce lieu habité par des entités transparentes, comme le Jardin de la Rose.
Hypocrisie est reine. La plupart des normaliens portent sur eux-mêmes les
seuls jugements qui affirment leur participation à l'Élite : élite
chrétiennes, beaucoup d'entre eux aiment la messe. Élite universitaire : on
en voit qui qui préparent comme un grand voyage les étapes d'une belle
carrière et projettent à vingt ans des mariages avec les filles de célèbres
professeurs : Le Bulletin de l'École Normale publie d'orgueilleuses et
risibles généalogies. Élite politique : plusieurs nagent dans les eaux
sales des sections socialistes, des ligues radicales avec une habileté de
vieux poissons. Mais toujours élites de l'Esprit. Ces pensées ambitieuses
limitent la plupart des méditations sur la valeur des hommes.
On propose là à des adolescents fatigués par des années de lycée,
corrompus par les humanités, par la morale et la cuisine bourgeoises de
leurs familles, l'exemple de prédécesseurs illustres : Pasteur, Taine,
Lemaitre, Giraudoux, François-Poncet. On leur promet la Croix à leur tour
de bêtes et l'Institut à la fin de leurs jours : mais personne ne leur
raconte la vie d'Évariste Galois.
En 1924, il y avait encore un homme : c'était Lucien Herr. Quand on
voyait ce géant penché sur une colline de livres, ces yeux sans brouillards
au pied d'un front bossué, d'une sévère falaise de pensées, lorsqu'on
entendait sa voix qui ne mentait jamais énoncer des jugements qui ne
voulaient que cette fin juste : rendre à chacun ce qui lui revient, on
savait qu'il n'était pas périlleux de vivre dans cette demeure crasseuse.
Mais il mourut : il ne resta plus que l'École Normale, objet comique et
plus souvent odieux, présidé par un petit vieillard patriote, hypocrite et
puissant qui respectait les militaires.
Pendant des années, j'ai entendu rue d'Ulm et dans les salles de la
Sorbonne des hommes importants qui parlaient au nom de l'Esprit.
C'étaient de ces philosophes qui enseignent la sagesse dans des revues,
écrivent des ouvrages de références et de bonnes raisons. Ils entrent dans
les corps savants, ils convoquent des congrès pour décider des progrès que
l'Esprit a faits dans une année et de ceux qui lui restent à faire. Ils ont
des rubans à leurs revers comme de vieux gendarmes retraités. Ils
inaugurent des plaques de marbre, sur des maisons natales, sur des maisons
mortuaires, à des carrefours hollandais. Ces commémorations leur font voir
du pays. Ils vivent presque tous dans les quartiers de l'Ouest de Paris : à
Passy, à Auteuil, à Boulogne : quartiers tranquilles, peu de bruits, peu
d'hommes, les filles n'y sont pas réglées avec un an de retard. Ce sont les
Sages du XVIe arrondissement.
Cependant ils présentent des idées bien dressées, des théories aux
dents limées sur la psychologie, sur la morale, le progrès : ces
abstractions montraient déjà la corde au temps de Jules Simon ou de
Victor Cousin ; elles font encore bon usage. Ils sont bonshommes : ils
disent que la vérité s'attrape au vol comme un oiseau naïf. Ils lancent des
messages sur la paix et la guerre, sur l'avenir de la démocratie, sur la
justice et la création de Dieu, sur la relativité, la sérénité et la vie
spirituelle. Ils composent des vocabulaires, parce qu'ils ont découvert
tous ensemble une proposition importante : les problèmes n'existeront plus
quand les termes en seront convenablement définis. Alors ils tomberont en
poussière : ni vu ni connu, les poser sera les résoudre. Les philosophes
seront simplement les chiens de garde du vocabulaire et les historiens de
ce moyen âge où les mots avaient plusieurs sens. En attendant ils
apprennent à mettre de côté les pensées dangereuses pour le jour où leurs
poisons seront évaporés : la raison a le temps, elle les retrouvera à son
heure qui ne coïncide pas avec l'heure des hommes.
Ils font ainsi de la philosophie, qui demande en somme assez de
propreté et de soins pour qu'il soit honorable d'y consacrer des vies
soustraites à la comptabilité et à la société de Jésus.
Et quel langage ! Ils montrent tant de bons tours, de proverbes, de
figures que je ne sais même plus si à force de silences instruits par les
déclarations secrètes du sommeil, d'entretiens avec les passants