Mémoires d'un collégien - La Bibliothèque électronique du Québec
4 oct. 2018 ... Mais telle est la part léonine que tout être humain, petit ou grand, fait ..... il ne
resta plus qu'à passer chez le tailleur, un petit bossu déjà fort ...... Enfin nous
passâmes à d'autres exercices, et la classe s'acheva sans incidents notables. ......
laisser détourner, le moment vient toujours où la fortune se corrige.
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André Laurie
Mémoires d'un collégien
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André Laurie
Mémoires d'un collégien
- Un collège de département -
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 888 : version 1.0
Mémoires d'un collégien
Édition de référence :
J. Hetzel et Cie, Paris.
Deuxième édition.
I
Premiers pas autour du monde.
Le 4 octobre de cette année-là fut un grand jour pour moi. Quand je
vivrais aussi vieux que le patriarche Mathusalem, cette date resterait à
mes yeux plus mémorable que celle d'aucun fait historique.
N'avez-vous pas ainsi dans vos souvenirs, ami lecteur, des points de
repère personnels auprès desquels pâliraient pour vous Austerlitz et
Waterloo ?
C'est ce jour-là que je fis mon entrée solennelle dans la société
française en qualité d'élève interne au lycée de Châtillon !
À la vérité, j'allais partager les honneurs de cette dignité avec deux
cent trente de mes jeunes concitoyens. Environ trois cents externes avaient
bien aussi quelques droits à se considérer comme appartenant à cet illustre
établissement. Mais telle est la part léonine que tout être humain, petit
ou grand, fait généreusement à son individu, qu'il me semblait, - et, ma
foi, il me semble presque encore, - que le rôle principal était mon lot
dans ce drame émouvant.
Quand je parle d'entrée solennelle, je me laisse d'ailleurs entraîner
quelque peu par mon imagination, et je traduis plus exactement mon
impression d'alors que celle des témoins de cet événement. En réalité,
notre équipage, j'en ai bien peur, était plus ridicule qu'imposant.
Dès six heures du matin, et le jour à peine levé, la Grise avait été
attelée à la « capote ».
La Grise était une bonne vieille jument qui, depuis cinq à six mois,
s'était habituée à voir gambader autour d'elle un joli poulain alezan, et
la perspective de laisser, pour la première fois, son rejeton à l'écurie
paraissait lui être des plus pénibles. En dépit de son excellent caractère,
elle parvenait à peine à dissimuler sa mauvaise humeur.
Quant à la « capote », c'était une sorte de large cabriolet couvert,
muni d'un tablier à l'avant et d'un coffre à l'arrière, monté sur des
ressorts en cou de cygne, et qui pouvait n'avoir pas été dépourvu
d'élégance vers 1808, quand mon grand-oncle, le chirurgien-major, s'en
servait pour faire campagne. Mais quelle décadence à cette heure !
Toute balafrée, écorchée, couturée à l'extérieur, rapetassée à
l'intérieur, avec son cuir terni, son vieux drap bleu fané et ses
articulations gémissantes, la pauvre patache semblait demander grâce à
chaque tour de roue. D'année en année, on avait reculé le moment fatal
d'une retraite nécessaire. Mon père, en propriétaire campagnard aisé qu'il
était, avait ses moments où il se sentait un peu honteux de la « capote »,
- par exemple, dans les rares occasions où ma mère y prenait place auprès
de lui. Au fond, pourtant, il était plus attaché qu'il ne voulait l'avouer
à cette vénérable ruine. Elle était si commode pour traîner dans les
chemins de traverse, sans crainte des ornières ou des ronces ! Et puis,
elle avait de si grandes poches, des dessous si spacieux, un tablier si
monumental, et jusqu'à des marchepieds si complaisants ! Au besoin on
pouvait y tenir cinq, en ayant soin de descendre aux montées. Et si bien
rembourrée ! tout crin, voyez-vous ! de quoi remplir trois matelas. On ne
travaille plus ainsi maintenant... Bref, la capote allait toujours...
C'est tante Aubert qui avait présidé aux préparatifs du départ. C'est
elle qui avait, de ses propres mains, consolidé sur le coffre ma malle en
peau de porc, avec mon adresse écrite par moi-même en majuscules :
ALBERT BESNARD
élève de sixième au lycée
C'est elle encore qui nous avait servi, à mon père et à moi, notre café
au lait. Puis j'étais allé embrasser maman, que sa santé délicate obligeait
à garder la chambre, et grand-papa, qui avait profité de la circonstance
pour me glisser dans la main deux gros écus de cinq francs. J'avais dit
adieu à ma tante Aubert et à Jeanneton, qui pleuraient un peu toutes deux
sur le pas de la porte, et « hue la Grise ! » - nous étions partis.
Quant à moi, il me serait difficile de préciser la nature exacte de mes
sentiments, tant ils étaient confus et contradictoires ; mais, pour être
franc, je crois bien que la joie en était la note dominante.
Depuis mon premier jour jusqu'à l'âge de onze ans que j'avais alors,
j'étais toujours resté sous le toit paternel. Le bourg de Saint-Lager, que
nous habitions, était situé au pied des monts Crampiens, dans un pays
pittoresque et riant ; mon père en était, en sa qualité de maire, le
personnage le plus important ; il était aussi le plus fin chasseur à cinq
lieues à la ronde, et un peu de cette gloire n'avait pu manquer de
rejaillir sur son fils unique.
Mais j'avais toujours nourri, depuis que je savais lire, une passion
désordonnée pour les voyages, et l'expédition dans laquelle je m'engageais,
pour ne s'étendre que jusqu'au chef-lieu, n'en était pas moins mon premier
pas autour du monde. À ce titre elle m'enchantait.
D'autre part, je n'étais pas fâché de mesurer enfin mes forces avec des
condisciples, car jusqu'à ce jour je n'en avais pas eu. Pour premier
maître, on m'avait donné l'instituteur de Saint-Lager, qui m'avait appris à
lire, mais n'avait jamais réussi à me donner une écriture passable ; -
puis, le vicaire de la paroisse m'avait initié aux premiers mystères de
Lhomond et de Burnouf, et un arpenteur-géomètre m'avait fait avancer en
arithmétique jusqu'à la division des fractions. Je ne dois pas oublier le
plus cher et le plus tendre de tous, ma mère, qui n'avait jamais manqué,
quatre ou cinq ans durant, de me faire répéter mes leçons de grammaire,
d'histoire et de géographie.
C'est elle qui avait décidé mon départ pour le lycée. Mon père m'aurait,
je crois, fort bien laissé un an ou deux de plus vagabonder autour de la
maison ; mais ma mère n'avait pas l'habitude de n'écouter que sa
tendresse : elle savait que les parents trop faibles le sont aux dépens du
bonheur à venir de leurs enfants, et, pour rien au monde, elle n'aurait
voulu diminuer mes chances de succès dans la vie en me gardant trop
longtemps auprès d'elle. Un incident fortuit précipita pourtant sa
décision.
L'inspecteur d'académie du département, en tournée dans le canton, avait
dîné chez nous et passé la soirée à la maison. Il eut l'obligeance de
m'interroger sur mes études, et, me trouvant avancé pour mon âge, conseilla
de me mettre au lycée sans retard.
« Il pourra entrer en sixième, dit-il, ce qui lui permettra d'être
bachelier vers seize ans et d'avoir du temps devant lui pour choisir sa
carrière. C'est un avantage à ne pas négliger. »
Ce jugement fut une loi pour mes parents, et c'est ainsi que, vers la
fin de juillet, il fut entendu qu'à la rentrée des classes je partirais
pour Châtillon.
Les trois mois d'attente se passèrent pour moi dans une impatience
fébrile. S'il faut tout avouer, la perspective de revêtir une tunique à
boutons dorés, un pantalon à ganse rouge et un képi bordé, comme un
officier, n'était pas étrangère à ce sentiment. Je n'avais certes pas le
fétichisme du costume, et je crois bien que, sans la surveillance
rigoureuse à laquelle j'étais soumis à cet égard, il me serait arrivé
souvent de pécher par l'excès contraire ; mais le prestige de l'uniforme
n'en était pas moins puissant sur mon imagination, et, s'il n'avait tenu
qu'à moi, je crois bien que j'aurais abordé la tunique avant même de
figurer sur les registres du lycée.
Chose étrange : ce qui jouait le plus grand rôle dans mes préoccupations
enfantines, avec cette fameuse tunique, c'était un autre article du
trousseau réglementaire, qui avait beaucoup fait rire ma mère et ma tante
Aubert. Cet article, qui figurait entre les bas et les serviettes sur le
prospectus du lycée, était ainsi conçu :
IX. - Six bonnets de coton blanc ou écru.
« Est-ce qu'on va obliger Albert à porter un bonnet de nuit ? avait
demandé ma mère.
- Ce n'est pas probable, avait répondu mon père ; mais, puisque les
bonnets de coton sont notés sur le trousseau, le plus simple est de les
fournir. »
J'avais saisi au passage ce bout de conversation, et il avait laissé des
traces profondes dans ma cervelle enfantine.
Le bonnet de coton était intimement associé pour moi avec l'idée de
l'âge le plus avancé. À la maison, mon grand-père était le seul à se
coiffer, dans le recueillement de la chambre à coucher, de ce couvre-chef
vénérable. Au dehors, je ne l'avais jamais vu porter que par deux ou trois
paysans octogénaires ; encore le mettaient-ils sous leur chapeau.
Le fait seul d'avoir six bonnets de coton dans ma malle me paraissait
donc équivalent à un brevet de vieillesse, et je n'exagère rien en
constatant que cette simple circonstance me rehaussa dans mon opinion
personnelle de cinq à six ans au moins. Petit