le_tain_de_vie_versi.. - sisbos
L'encre bave un peu, les mots s'étirent et les boucles s'allongent. ...... arche de
bois blanc, autour de laquelle s'enroulent des dizaines de rosiers en fleur. ......
Elle replonge dans son livre et le feuillète encore mais ne trouve rien d'autre. ......
Enfin, au bout peut-être de la cinq ou sixième tentative d'affilée, c'est la dernière
clé ...
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Partie 1
Le train de vie
Pourquoi commencer par le début ?
Quelque part, la vie est mal faite. Elle se déroule dans le mauvais
sens : il faudrait naître vieux, puis oublier petit à petit, jusqu'à mourir
ignorant. Cela serait nettement moins douloureux. Apprendre, l'on s'en
passerait volontiers. Oublier est beaucoup plus facile. Oublier c'est comme
une grande tache noire sur le tableau blanc de ce que l'on apprend : il
vaudrait mieux qu'apprendre, ce soit une grande tache blanche sur le
tableau noir de ce que l'on oublie. Ainsi, l'on se saurait oublier mais
cela serait l'ordre des choses, la trajectoire directe, le bien commun. Or
pour l'instant l'oubli, c'est la déviance, l'échec, la hantise. Pendant que
l'on doit pourtant grandir, cela nous plane au-dessus de la tête, au
quotidien, cela nous guette dans l'ombre, puis nous prend par surprise.
L'oubli, ce n'est pas comme un grand trou noir dans lequel il ne faut pas
tomber ; c'est plutôt comme une longue descente, discrète et progressive,
lente et irrémédiable ; jusqu'à ce qu'à la fin, on ne se rende plus compte
de la pente qui persiste pourtant.
Au bout d'un certain temps cela devient dangereux. Plus on s'en va
profond, plus s'éloigne de nous l'instant où s'est amorcée la descente.
Plus ce qu'on avait de cher s'en va loin de nos c?urs, moins il nous reste
de chances de nous en rendre compte. Et pourtant, un jour, cela finit par
advenir. Le jour où l'on comprend que l'on est descendu. Et alors, plus on
est descendu, plus il est difficile de remonter la pente. Cette pente qu'il
était tellement plus facile de descendre.
Ainsi, c'est comme si on avait parcouru la même rue sans jamais se
retourner pendant des années jusqu'à se rendre compte qu'il n'y a pas
d'issue. Une fois devant le mur, que reste-t-il à faire ? Cela a-t-il un
sens de faire demi-tour ? Lorsqu'on en est là, c'est qu'il est sans doute
trop tard depuis longtemps déjà... Et alors, on se demande ce qu'on a bien
pu faire pendant chacun de ces jours ; d'ailleurs, à les avoir consommés,
on l'a presque entièrement oublié, parce que petit à petit, on a pris son
train de vie, on s'est endormi dedans, et voilà qu'on se réveille, et
qu'autour de nous, tout a changé...
Tout en haut de la feuille, par habitude, j'ai inscrit mon nom. En attaché,
avec des lettres rondes qui s'enroulent les unes aux autres. Ensuite, j'ai
posé le titre. J'ai choisi pour lui des majuscules carrées, parce qu'il est
au centre, et que cela lui donne un air de chef. Un peu plus loin, le grand
un. En fait, c'est l'introduction. Les lettres sont belles, bien
distinctes, bien claires, bien lisibles. Ensuite, le grand deux. L'encre
bave un peu, les mots s'étirent et les boucles s'allongent. Puis le grand
trois. Les phrases se confondent, s'enjambent, se recoupent. Le grand
quatre, c'est le champ de bataille, quelques soldats ont essuyé des tirs de
missiles, dont le sang tracé au Bic rouge déborde sur la table. Les pertes
sont nombreuses autant chez les alliés que chez les ennemis, lesquels ont
subi de larges ratures qui ont eu raison d'eux. Là, maintenant, j'en suis
au grand cinq. La maîtresse, elle, au grand sept.
Posé au second rang contre la fenêtre, je ne me mêle pas trop à
l'euphorie ambiante. Ce n'est pas que je ne sois pas content, je le suis,
mais c'est que je ne suis pas tout à fait avec eux. Mon regard est
ailleurs, accoudé à la vitre, il traverse le verre pour prendre l'air
dehors, parmi les promeneurs et les passants pressés. Ils avancent devant
eux sans ne regarder rien que leurs pieds fatigués, sans ne sourire jamais,
ils passent simplement, sans d'autre sentiment. Leurs couleurs se
ternissent, ils ont l'allure de rien, leur silhouette épuisée traine leur
ombre de plomb sous le soleil d'argent, et ils suent à grosses gouttes, je
le devine d'ici, ils dégoulinent de fièvre, de tristesse et d'ennui, comme
atteints aux entrailles d'une maladie terrible. Eux ne doivent pas sentir
ce parfum de vacances qui lévite dans la salle comme si la planche de verre
qui les sépare de nous était un mur sans fin. J'ai un peu de pitié. Je me
fais la promesse de ne pas devenir comme eux. Mon regard remonte jusqu'au
clocher qui surplombe la rue, la pointe dans les nuages (le soleil me fait
cligner les yeux) puis redescend sur les grands bâtiments intermédiaires,
gris-noir-marron, pauvres, sales, troués de fenêtres sans âme, sans gens
derrière ni géraniums sur leur balcons, ni chats pour courir sur leur toits
de tuile et de moisissure. Cette fois-ci, malgré tout, la routine de mon
paysage quotidien n'affecte pas ma bonne humeur, et de toute façon, je n'ai
rien d'autre à faire qu'à en détacher les yeux pour me replonger dans la
chaleur de la classe.
Mon copain m'interrompt pour me demander si je veux passer chez lui
après les cours pour fêter le début des vacances. Je lui réponds que non et
que ce soir même, je prends le train pour chez mes grands-parents. Il est
déçu.
La sonnerie finit par marquer la véritable fin des cours et même s'il
faut tendre l'oreille pour la distinguer du brouhaha ambiant, tout le monde
l'a bien entendue. Lorsqu'il faut s'en aller, l'ouragan des élèves balaye
la salle entière. Après un ballet de sacs, de jambes, de cheveux, de rires
et de cris, je sors avec les autres, porté par le courant.
Je suis envahi par une intense sensation de liberté. Partout autour
de moi, les enfants descendent les escaliers en riant, dont les éclats se
font écho par-delà les murs de l'école. Moi, je me laisse glisser le long
de la rambarde, et j'attends que tous les autres passent d'abord. Ce n'est
pas comme un week-end. C'est la sortie, la grande, la vraie,
l'irrémédiable. Ce jour-là, on s'en va par un petit portail, les uns après
les autres, et non par l'entrée principale, déjà condamnée par les grands.
Une fois nous envolés, l'école ferme ses portes jusqu'au bout de l'été. A
la dame de la cantine, qui s'occupe du passage, j'adresse mon plus beau
sourire, et puis je passe le seuil pour de bon.
Pour retourner chez moi, il faut que je remonte la rue qu'on
aperçoit par la fenêtre de la salle d'en haut. Les enfants du collège ont
répandu un peu de leur humeur légère dans l'air qui nous entoure. Je
m'amuse à coller mes grandes enjambées avec les pieds de la rambarde du
trottoir. Après de cinq ou six pas, je réalise que cela me ralentit, ce qui
me contrarie. Alors je me remets à marcher normalement.
Ce soir, je prends le train seul avec ma petite s?ur pour rejoindre
la maison de mes grands-parents. Cela m'arrive souvent, les week-ends où
mes parents travaillent. Je n'ai pas peur du tout, tout se passe toujours
bien quand ce sont les vacances. Ce qui me réjouit le plus, c'est que Maman
m'a préparé un sandwich. J'adore les sandwichs. Je n'en ai pas mangé depuis
une éternité. Ce devait être la fois où nous avons visité le musée de
l'aviation avec l'école. Le musée, c'était nul. Un grand homme en costume
nous présentait chaque chose avec une voix de livre, nous interdisait de
nous asseoir sur les rambardes et m'avait fait recracher mon chewing-gum.
En revanche, à midi, c'était pique-nique. Et pour le pique-nique, je veux
bien visiter un musée.
Une fois parvenu au sommet de la rue, je n'ai plus qu'à descendre par
le long escalier qui la relie au square d'à-côté de chez moi. Je ne l'aime
pas, il y a des sortes de boules de métal vertes sur la rambarde, à chaque
fois que l'escalier se permet un répit. Je ne peux pas poursuivre en
glissant sur la barre comme celui de l'école. Mais je me dis aussi que
c'est toujours une fois ses marches descendues que je trouve ma maison,
alors quelque part, je l'aime bien malgré tout.
Ma maison, c'est celle aux volets rouges qu'on aperçoit là-bas, juste
après les tennis. Pour d'autres certainement, elle serait ordinaire ; mais
pour moi en revanche, contemplée de la rue, j'ai toujours prétendu qu'elle
évoquait un peu comme un air de château. Le crépi ocre apporte quelque
chose d'original auquel je me suis habitué. A l'étage, les deux fenêtres en
croix lui donnent un regard troublant, et la double porte d'entrée, un
sourire malicieux. Lorsqu'on pousse le portail, des grelots retentissent un
peu partout, depuis que ma s?ur s'est amusée à en accrocher entre les
mailles de la grille de fer. Un petit chemin de dalles blanches rejoint le
porche d'entrée, mais je ne marche pas dessus, puisqu'il est plus rapide de
traverser tout droit au beau milieu de l'herbe. Papa a planté de petits
arbustes le long de l'allée pour que ce réflexe me passe mais je lui ai
répondu que tant pis pour lui, je les écraserai. Depuis, ils continuent à
pousser malgré tout. Je trouve le jardin joli comme il est, mais j'aurais
préféré un grand terrain où je puisse jouer au foot. Avant de rentrer,
j'appuie toujours trois fois sur la sonnette, même si je me le fais
toujours reprocher lorsque j'ouvre la porte. Je crois que je ne le fais
même plus exprès. Au moins, cela m'évite l'absurde question lorsque je
rentre de l'école chaque jour à la même heure : « Léo, c'est toi ? »
Bonsoir, mon chou.
J'avance dans le couloir d'entrée et retrouve maman sur ses comptes,
assise à la table du salon.
Ton train est dans une heure, dépêche-toi de préparer tes affaires. N'en
prends pas trop, elle poursuit sans ne lever la tête de ses dossiers, tu ne
restes qu'une semaine et tes grands-parents ont déjà plein d'affaires à
toi.
D'accord, maman.
Je monte quatre à quatre le petit escalier de bois en col