G10-texte - Hal-SHS

... des cahiers de brouillons, des cahiers de mise au net, des dactylographies et
des épreuves corrigées?). ... La machine à écrire reste un instrument de classe,
liée à un exercice du pouvoir : cet ... En quoi cet appareil qui, comme le formulait
Barthes, "expulse un petit morceau de code" ...... [The Story of Writing, 1981], p.

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Catherine Viollet (Genesis 10) Écriture mécanique, espaces de frappe
Quelques préalables à une sémiologie du dactylogramme Depuis l'invention de l'écriture manuscrite, cinq millénaires se sont
écoulés ; cinq siècles depuis celle de l'imprimerie. La machine à écrire,
quant à elle, a un peu plus de cent ans d'existence ; l'ordinateur, qui ne
s'est répandu que dans les toutes dernières décennies, l'a déjà, pour ainsi
dire, reléguée au rayon des antiquités. Pourtant, la machine à écrire n'a-t-
elle pas, la première, bouleversé les conditions et les pratiques de la
production d'écrits, littéraires ou non - que l'usage massif de
l'ordinateur semble seul aujourd'hui susceptible de remettre en question ?
N'a-t-elle pas imprimé sa marque à la littérature du XXe siècle, dont la
majeure partie est, à un moment ou à un autre de son élaboration, passée
sur son cylindre ? Le dactylogramme est-il, et si oui dans quelle mesure,
comparable au manuscrit ? Pourrait-on envisager d'établir une typologie des
dactylogrammes fondée sur des critères sémiotiques et génétiques ? Premier
exemple d'interaction entre machine et genèse, la machine à écrire n'a-t-
elle, en fin de compte, vraiment rien à apprendre aux généticiens du texte
littéraire ? 1. Deux ou trois choses que l'on sait d'elle... - Un outil méconnu
La remarque de Heidegger sur cet "intermédiaire entre l'outil et la
machine, [...] presque quotidien et qui passe donc inaperçu"[1] semble être
toujours aussi pertinente. On ne trouve en France que deux recueils
d'articles consacrés à un outil d'écriture qui a pourtant si profondément
marqué le XXe siècle, et a pour ainsi dire constitué "la base matérielle"
de sa littérature (Kittler, 1986, p. 275). Le premier rassemble les actes
d'un colloque organisé par l'Institut d'Etude du Livre en 1980 et traite
d'aspects plutôt techniques[2] ; le second, paru quinze ans plus tard[3],
s'intéresse surtout aux conséquences socio-économiques liées à
l'introduction de la machine à écrire dans le monde du travail - à savoir
l'entrée massive des femmes dans l'univers des bureaux. Aux mots clés
"machine à écrire" ou "dactylographie" correspondent pour l'essentiel, dans
les fichiers des bibliothèques, des méthodes d'apprentissage ainsi que de
rares catalogues d'exposition[4] - preuves a minima de l'existence d'un
continent pour ainsi dire inexploré. N'est-il pas surprenant que la machine
à écrire ne trouve place ni dans l'histoire de l'écriture[5], ni dans celle
de l'édition[6] ; fait plus déconcertant encore, celle de la presse[7]
l'ignore superbement. Il est à craindre que l'histoire de l'ordinateur n'en
fasse guère plus de cas[8]... Pourtant, l'invention de l'écriture mécanique
est étroitement liée à d'autres avancées techniques contemporaines, comme
la fabrication industrielle du papier, celle du papier carbone, de l'encre
synthétique[9], des moyens de reproduction comme le duplicateur et le
stencil ; elle est contemporaine d'autres inventions dans le domaine de la
communication, comme la radio, le téléphone (1876 également) ou le
cinématographe[10]... qui sont passées beaucoup moins inaperçues. Pourtant
la rupture qu'introduit l'écriture mécanique par rapport à l'écriture
manuscrite ne serait-elle pas comparable, mutatis mutandis, à celle
qu'introduit la photographie par rapport à la peinture ?
- Une invention collective
De nombreux chercheurs ont contribué à l'invention de l'écriture
mécanique[11], rivalisant d'ingéniosité quant au choix des matériaux et des
mécanismes. Le brevet le plus ancien, déposé à Londres par l'ingénieur
Henry Mill en 1715, concerne "une machine ou méthode artificielle [...]
pour imprimer des lettres séparément ou progressivement tout à fait comme
dans l'écriture manuelle". En 1833 apparaît la "plume kryptographique"
(Xavier Progin) ; diverses tentatives lui succèdent autour des années 1850
dans différents pays, dont le "cenbalo scrivano" (1855), la "balle
écrivante" (1867) d'une tout autre facture, la machine à barillet...
C'est précisément à cette époque qu'aux Etats-Unis l'imprimeur
Christopher Latham Sholes, assisté de Soulé et de Glidden, réalise un
prototype qui va intéresser l'industrie. Une fabrique d'armes et de
machines à coudre, Remington, entreprend dès 1873 de la fabriquer en série.
Ces premières machines ont le même bâti que les machines à coudre, et sont
munies d'une pédale pour actionner le retour à la ligne. Principal
inconvénient de l'appareil : l'utilisateur ne peut voir directement le
texte obtenu, le papier étant glissé sous les touches. Il semble que le
romancier Mark Twain, en 1874, ait été le premier écrivain à l'adopter.
Durant le quart de siècle suivant, les brevets de perfectionnement se
multiplient[12]. Mais c'est seulement à partir de 1898, avec l'Underwood,
qu'intervient le progrès décisif : la ligne de frappe devient entièrement
visible pour l'opérateur. Rapidement, la machine à écrire va se répandre
aux Etats-Unis, et en Europe dès 1882 ; employée en France dès 1885, elle
n'y sera fabriquée qu'à partir de 1910. En 1900 déjà, plus de sept cent
mille machines sont en usage dans le monde ; Remington en fabriquera quinze
millions d'exemplaires pour la seule année 1954.
- Mode d'emploi
Une machine à écrire standard est principalement composée de trois
parties : un bâti métallique, une partie mobile appelée chariot portant le
cylindre autour duquel s'enroule le papier, et un mécanisme d'impression,
commandé par des touches organisées en clavier frappant le papier à travers
un ruban encreur.
Pour obtenir l'impression d'un caractère, on frappe sur une touche qui
actionne une tige portant à son extrémité deux caractères
(majuscules/minuscules, chiffres/ponctuation), dont l'un vient frapper le
papier au travers d'un ruban encré qui se soulève à chaque frappe. Tandis
qu'un ressort ramène la tige dans la corbeille, un pas d'avance, grâce à
une roue dentée et un ressort en spirale, déplace le chariot d'un cran,
évitant la superposition des caractères. Une barre d'espacement permet
l'avancement du chariot seul[13]. Ce système est certes familier à tout
utilisateur ; pourtant très peu de recherches[14] se sont préoccupées
d'évaluer ses implications sur le plan cognitif, kinesthésique et psycho-
moteur.
La frappe par percussion du clavier provoque - à la différence de
l'ordinateur, où frappe et impression seront dissociées -, l'inscription
immédiate d'une suite de caractères sur le papier. Organisés en unités
discrètes, ces caractères sont inspirés non de l'écriture manuelle mais de
la typographie, et leur dessin est spécialement adapté à ce nouvel
outil[15] : ils doivent répondre à des critères de lisibilité (d'où le
choix du type "mécane" à empattement rectangulaire), et - à la différence
des caractères typographiques - obtenir un encombrement (une chasse) de
même valeur pour chaque lettre. La frappe mécanique réduit ainsi l'infinie
variété de l'écriture manuscrite et des polices typographiques à un nombre
très restreint de formes (Pica, Elite)[16]. Par ailleurs, on sait que la
disposition QWERTY (adaptée en français sous la disposition AZERTY) a été
adoptée en fonction de la fréquence des lettres en anglais , et pour éviter
le fréquent enchevêtrement des tiges que provoquant l'ordre alphabétique ;
bien qu'elle ait été reprise pour les ordinateurs, cette disposition ne
correspond nullement à des critères ergonomiques.
Parmi les différents dispositifs envisagés, le choix du principe du
clavier (avec ses multiples perfectionnements) a cependant largement
contribué au succès de la machine à écrire, "piano à lettres", "clavecin
écrivant", "sorte de piano mécanique dont le clavier produit, au lieu de
sons, des lettres d'imprimerie"[17]. Certains modèles anciens imitaient la
disposition des touches, noires et blanches, du piano, et on exigeait
d'ailleurs des premières dactylographes qu'elles soient également
d'excellentes pianistes. L'enseignement professionnel (en France, dès 1892)
met au point un partage rigoureux du clavier en fonction de chaque doigt,
et l'apprentissage implique des qualités d'agilité, de vitesse, mais aussi
de "doigté", de "toucher" apparentées à la virtuosité musicale[18].
- Une terminologie floue
Et d'ailleurs, comment désigner cet objet bâtard, fruit de l'écriture
mécanique - récemment détrônée par l'informatique et ses logiciels de
"traitement de texte" ? La terminologie est, sur ce point, passablement
confuse[19]. Un terme tel que "brouillon" inclut-il les documents élaborés
de manière mécanique ? Rien ne s'y oppose à priori, si l'on se réfère par
exemple au glossaire le plus récent en la matière[20] :
- Brouillon : Manuscrit de travail d'un texte en train de se
constituer ; généralement couvert de ratures et réécritures.
Un texte "écrit à la machine" peut parfaitement servir de support à des
phases de réécritures, et être par conséquent couvert de ratures. Plus
paradoxal est le fait que le terme "manuscrit" puisse également inclure des
dactylogrammes :
- Manuscrit : tout document écrit à la main ; par extension, on y
inclut parfois des documents dactylographiés ou imprimés ("le fonds
manuscrit de Proust à la Bibliothèque nationale comporte des carnets, des
cahiers de brouillons, des cahiers de mise au net, des dactylographies et
des épreuves corrigées").
Terme ambigu s'il en est, "manuscrit" fonctionne ici comme nom
générique, qui pourrait aussi bien s'appliquer - en dépit de son étymol