PARADOXE SUR LE COMÉDIEN

La force du corps eut son temps, l'adresse aux exercices eut le sien. .... Ils ont
déjeuné et les voilà partis; Jacques protestant qu'il était malhonnête de s'en aller
...... L'HÔTE: Je suis à l'âge où l'on ne se corrige guère; mais si les premiers qui
se sont ..... C'est le courrier: Mettez-le à la chambre verte, et servez le à l'ordinaire
.

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JACQUES LE FATALISTE ET SON MAÎTRE
Diderot (écrit en 1773, publié en 1796)
Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment
s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ? Du lieu le plus
prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l'on sait où l'on va ? Que disaient-
ils ? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que son capitaine disait
que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. LE MAÎTRE : C'est un grand mot que cela.
JACQUES : Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil
avait son billet.
LE MAÎTRE: Et il avait raison...
Après une courte pause, Jacques s'écria: "Que le diable emporte le
cabaretier et son cabaret !
LE MAÎTRE : Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela n'est pas
chrétien.
JACQUES : C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de
mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit; il se fâche. Je
hoche de la tête; il prend un bâton et m'en frotte un peu durement les
épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy; de dépit
je m'enrôle. Nous arrivons; la bataille se donne.
LE MAÎTRE : Et tu reçois la balle à ton adresse.
JACQUES : Vous l'avez deviné; un coup de feu au genou; et Dieu sait les
bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent
ni plus ni moins que les chaînons d'une gourmette. Sans ce coup de feu, par
exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux.
LE MAÎTRE : Tu as donc été amoureux ?
JACQUES : Si je l'ai été !
LE MAÎTRE : Et cela par un coup de feu ?
JACQUES : Par un coup de feu.
LE MAÎTRE : Tu ne m'en as jamais dit un mot.
JACQUES : Je le crois bien.
LE MAÎTRE : Et pourquoi cela ?
JACQUES : C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.
LE MAÎTRE : Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu ?
JACQUES : Qui le sait ?
LE MAÎTRE : A tout hasard, commence toujours..." Jacques commença l'histoire de ses amours. C'était l'après-dîner: il
faisait un temps lourd; son maître s'endormit. La nuit les surprit au
milieu des champs; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans une colère
terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre
diable disant à chaque coup : "Celui-là était apparemment encore écrit là-
haut..."
Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à
moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours
de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun
tous les hasards qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier
le maître et de le faire cocu? d'embarquer Jacques pour les îles? d'y
conduire son maître? de les ramener tous les deux en France sur le même
vaisseau? Qu'il est facile de faire des contes! Mais ils en seront quittes
l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.
L'aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant
leur chemin. Et où allaient-ils? Voilà la seconde fois que vous me faites
cette question, et la seconde fois que je vous réponds: Qu'est-ce que cela
vous fait? Si j'entame le sujet de leur voyage, adieu les amours de
Jacques... Ils allèrent quelque temps en silence. Lorsque chacun fut un peu
remis de son chagrin, le maître dit à son valet: "Eh bien, Jacques, où en
étions-nous de tes amours?
JACQUES: Nous en étions, je crois, à la déroute de l'armée ennemie. On se
sauve, on est poursuivi, chacun pense à soi. Je reste sur le champ de
bataille, enseveli sous le nombre des morts et des blessés, qui fut
prodigieux. Le lendemain on me jeta, avec une douzaine d'autres, sur une
charrette, pour être conduit à un de nos hôpitaux. Ah! Monsieur, je ne
crois pas qu'il y ait de blessures plus cruelles que celle du genou.
LE MAÎTRE: Allons donc, Jacques, tu te moques.
JACQUES: Non, pardieu, monsieur, je ne me moque pas! Il y a là je ne sais
combien d'os, de tendons, et bien d'autres choses qu'ils appellent je ne
sais comment..." Une espèce de paysan qui les suivait avec une fille qu'il portait en croupe
et qui les avait écoutés, prit la parole et dit: "Monsieur a raison..."
On ne savait à qui ce monsieur était adressé, mais il fut mal pris par
Jacques et par son maître; et Jacques dit à cet interlocuteur indiscret:
"De quoi te mêles-tu?
- Je me mêle de mon métier; je suis chirurgien à votre service, et je vais
vous démontrer..."
La femme qu'il portait en croupe lui disait: "Monsieur le docteur, passons
notre chemin et laissons ces messieurs qui n'aiment pas qu'on leur
démontre.
- Non, lui répondit le chirurgien, je veux leur démontrer, et je leur
démontrerai..."
Et, tout en se retournant pour démontrer, il pousse sa compagne, lui fait
perdre l'équilibre et la jette à terre, un pied pris dans la basque de son
habit et les cotillons renversés sur sa tête. Jacques descend, dégage le
pied de cette pauvre créature et lui rabaisse ses jupons. Je ne sais s'il
commença par rabaisser les jupons ou par dégager le pied; mais à juger de
l'état de cette femme par ses cris, elle s'était grièvement blessée. Et le
maître de Jacques disait au chirurgien: "Voilà ce que c'est que de
démontrer."
Et le chirurgien: "Voilà ce que c'est de ne vouloir pas qu'on démontre!..." Et Jacques à la femme tombée ou ramassée: "Consolez-vous, ma bonne, il n'y
a ni de votre faute, ni de la faute de M. le docteur, ni de la mienne, ni
de celle de mon maître: c'est qu'il était écrit là-haut qu'aujourd'hui, sur
ce chemin, à l'heure qu'il est, M. le docteur serait un bavard, que mon
maître et moi nous serions deux bourrus, que vous auriez une contusion à la
tête et qu'on vous verrait le cul..."
Que cette aventure ne deviendrait-elle pas entre mes mains, s'il me prenait
en fantaisie de vous désespérer! Je donnerais de l'importance à cette
femme; j'en ferais la nièce d'un curé du village voisin; j'ameuterais les
paysans de ce village; je me préparerais des combats et des amours; car
enfin cette paysanne était belle sous le linge. Jacques et son maître s'en
étaient aperçus; l'amour n'a pas toujours attendu une occasion aussi
séduisante. Pourquoi Jacques ne deviendrait-il pas amoureux une seconde
fois? Pourquoi ne serait-il pas une seconde fois le rival et même le rival
préféré de son maître? - Est-ce que le cas lui était déjà arrivé? -
Toujours des questions.
Vous ne voulez donc pas que Jacques continue le récit de ses amours? Une
bonne fois pour toutes, expliquez-vous; cela vous fera-t-il, cela ne vous
fera-t-il pas plaisir? Si cela vous fera plaisir, remettons la paysanne en
croupe derrière son conducteur, laissons-les aller et revenons à nos deux
voyageurs. Cette fois-ci ce fut Jacques qui prit la parole et qui dit à son
maître:
"Voilà le train du monde; vous qui n'avez été blessé de votre vie et qui ne
savez ce que c'est qu'un coup de feu au genou, vous me soutenez, à moi qui
ai eu le genou fracassé et qui boite depuis vingt ans...
LE MAÎTRE: Tu pourrais avoir raison. Mais ce chirurgien impertinent est
cause que te voilà encore sur une charrette avec tes camarades, loin de
l'hôpital, loin de ta guérison et loin de devenir amoureux.
JACQUES: Quoi qu'il vous plaise d'en penser, la douleur de mon genou était
excessive; elle s'accroissait encore par la dureté de la voiture, par
l'inégalité des chemins, et à chaque cahot je poussais un cri aigu.
LE MAÎTRE: Parce qu'il était écrit là-haut que tu crierais?
JACQUES: Assurément! Je perdais tout mon sang, et j'étais un homme mort si
notre charrette, la dernière de la ligne, ne se fût arrêtée devant une
chaumière. Là, je demande à descendre; on me met à terre. Une jeune femme,
qui était debout à la porte de la chaumière, rentra chez elle et en sortit
presque aussitôt avec un verre et une bouteille de vin. J'en bus un ou deux
coups à la hâte. Les charrettes qui précédaient la nôtre défilèrent. On se
disposait à me rejeter parmi mes camarades, lorsque, m'attachant fortement
aux vêtements de cette femme et à tout ce qui était autour de moi, je
protestai que je ne remonterais pas et que, mourir pour mourir, j'aimais
mieux que ce fût à l'endroit où j'étais qu'à deux lieues plus loin. En
achevant ces mots, je tombai en défaillance. Au sortir de cet état, je me
trouvai déshabillé et couché dans un lit qui occupait un des coins de la
chaumière, ayant autour de moi un paysan, le maître du lieu, sa femme, la
même qui m'avait secouru, et quelques petits enfants. La femme avait trempé
le coin de son tablier dans du vinaigre et m'en frottait le nez et les
tempes.
LE MAÎTRE: Ah! malheureux! ah! coquin... Infâme, je te vois arriver.
JACQUES: Mon maître, je crois que vous ne voyez rien.
LE MAÎTRE: N'est-ce pas de cette femme que tu vas devenir amoureux?
JACQUES: Et quand je serais devenu amoureux d'elle, qu'est-ce qu'il y
aurait à dire? Est-ce qu'on est maître de devenir ou de ne pas devenir
amoureux? Et quand on l'est, est-on maître d'agir comme si on ne l'était
pas? Si cela eût été écrit là-haut, tout ce que vous vous disposez à me
dire, je me le serais dit; je me serais souffleté; je me serais cogné la
tête contre le mur; je me serais arraché les cheveux: il n'en aurait été ni
plus ni moins, et mon bienfaiteur eût été cocu.
LE MAÎTRE: Mais en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crime qu'on ne
commît sans remords.
JACQUES: Ce que vous m'objectez là m'a plus d'une fois chiffonné la
cervelle; mais avec tout cela, malgré que j'en aie, j'en reviens toujours
au mot de mon capitaine: Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas
est écrit là-haut. Savez-vous, monsieur,