Zatopek n°13 - Zatopek Magazine

... "Lore of Running" (*), une brique de 1200 pages qui fait régulièrement l'objet
de .... celui qui est responsable de l'épuisement et bientôt de l'arrêt de l'exercice.
... plus nombreux encore, qui ont corrigé des tares jugées disgracieuses par la ...

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Zatopek n°13 La théorie du grand gouverneur
Gilles Goetghebuer Disons-le simplement, après avoir lu ceci, vous ne courrez plus tout à fait
comme avant. D'ailleurs vous ne ferez plus rien tout à fait comme avant:
travailler, voyager, rire, aimer, manger, dormir. Apprêtez-vous à vivre un
grand choc! La "théorie du grand gouverneur" a été développée par Timothy Noakes, un
chercheur sud-africain (Université de Cape Town) qui jouit d'une réputation
d'iconoclaste dans la grande communauté des scientifiques. Le genre de
bonhomme qui remet systématiquement tout en question. Et même des concepts
très solidement établis comme l'existence d'une consommation maximale
d'oxygène (la fameuse VO2 max) ou l'importance de l'apport glucidique à
l'effort. Exaspérant? Pour ses collègues, oui, assurément. Il faut les
entendre soupirer bruyamment lorsque Noakes développe ses idées à la
tribune de grands colloques internationaux. En même temps, on lui reconnaît
une véritable passion pour la physiologie humaine, doublée d'une insatiable
curiosité et, plus précieux encore, d'une connaissance encyclopédique du
sport à la fois en tant que chercheur et en tant que pratiquant. Il a
personnellement pris part à de nombreuses épreuves d'ultra-endurance.
Toutes ces qualités lui ont permis d'être l'auteur de ce qui reste à ce
jour comme le meilleur livre jamais écrit sur la course à pied, "Lore of
Running" (*), une brique de 1200 pages qui fait régulièrement l'objet de
rééditions (malheureusement pas en français!) Au commencement était Archibald Hill Vous le découvrirez au fil des pages: sa théorie du grand gouverneur prend
à rebrousse-poil près d'un siècle de travaux. Comment présenter les choses
simplement? Disons que tout commence avec l'idée de consommation maximale
d'oxygène (VO2 max) émise par Archibald Vivian Hill dans les années 20. Au
cours de ses recherches à l'Université de Londres, ce professeur de
physiologie avait observé que la consommation d'oxygène augmentait avec
l'intensité de l'exercice jusqu'à atteindre une valeur maximale, palier
propre à chaque individu, au-delà de laquelle il était impossible de
poursuivre l'effort très longtemps. Dans cette approche, l'athlète était
donc perçu comme étant dépositaire d'un moteur qui conditionnait totalement
le niveau de ses performances de longue durée. Que ce moteur soit
susceptible de s'adapter grâce aux entraînements ne change rien
fondamentalement à l'affaire. Hill avait établi une hiérarchie très claire
entre des caractéristiques physiologiques (la consommation d'oxygène) et
l'excellence sportive (la vitesse de course). Pour lui, cela suffisait à
tout expliquer. En clair, la VO2 max dictait sa loi et en dehors d'elle,
l'athlète ne trouverait point de salut! Voilà qui avait au moins le mérite
d'être clair, précis et relativement facile à comprendre. Peut-être
Archibald Hill avait-il été influencé par les aspirations rationalistes de
son époque, notamment celles des nombreux économistes dans son entourage.
Il avait épousé Margareth Keynes, fille de John Neville Keynes et s?ur de
John Maynard Keynes qui comptent l'un et l'autre parmi les auteurs ayant le
plus influencé la répartition des rôles respectifs du marché et de l'Etat
dans l'édification de notre système capitaliste "régulé" (appelé
"keynésianisme"). Dans tous les domaines scientifiques, on était donc à la
recherche de systèmes ordonnés avec des causes et des conséquences bien
identifiées. A sa manière, on peut dire qu'Archibald Hill a posé lui aussi
les bases d'une nouvelle science, la physiologie de l'effort, en donnant la
priorité à la circulation de l'oxygène dans l'organisme. Aujourd'hui
encore, le savant britannique est considéré comme un père fondateur dans
toute la communauté scientifique. Toute? Non! Un chercheur résiste à
l'envahisseur. Vous l'aurez deviné, il s'agit de Timothy Noakes dont nous
parlions dans l'introduction. Noakes reproche à la théorie de Hill d'être
trop abstraite et trop en décalage avec son expérience du terrain. "Plus je
progressais dans mes connaissances académiques, plus il me semblait que je
m'éloignais de mon vécu de coureur", nous expliquait-il humblement à
l'occasion de la dernière sortie de son livre. "Quelque chose ne collait
pas! J'ai décidé de tout reprendre à zéro et de me replonger dans les
écrits originaux du professeur Hill. Là, j'ai été très surpris par le
nombre de lacunes et de raccourcis". Quelle audace! Critiquer Hill, c'est
comme critiquer les travaux de Freud qui donnèrent naissance à la
psychanalyse ou ceux de Pasteur sur la vaccination. On est sûr de se mettre
un tas de monde à dos! En même temps, il faut un certain courage pour
s'élever ainsi contre l'avis de ses pairs. "Peu d'êtres sont capables
d'exprimer posément une opinion différente des préjugés de leur milieu",
disait Einstein. "La plupart sont mêmes incapables d'arriver à formuler de
telles opinions." Noakes fait clairement exception à la règle (*). Ce qui
ne veut pas dire qu'il a forcément raison... C'est ici que les Romains
s'empoignèrent.
Les héritiers de Hill D'un côté, nous avions donc Hill et sa théorie sur la toute puissante
consommation d'oxygène. De l'autre, Noakes et son "grand gouverneur"
(patience, la suite arrive). Le match pouvait commencer. Une petite
précision tout de même: Archibald Hill est mort en 1977. Ses intérêts
étaient donc représentés par ses héritiers qui, tout au long des dernières
décennies, ont adopté et peaufiné ses théories, leur but étant souvent
d'identifier le ou les principaux responsables de cette limitation de la
VO2 max. En d'autres termes, ils cherchaient à comprendre la nature du
frein qui nous empêche de produire plus d'énergie. Etait-ce une limitation
des capacités du c?ur? Aujourd'hui encore, cette théorie dite du "facteur
central" reste celle qui recueille le plus de suffrages. La plupart des
spécialistes pensent effectivement que l'intensité d'un effort long est
fixée par le débit cardiaque qui lui-même dépend beaucoup de la taille des
ventricules. D'autres attirent l'attention sur l'existence éventuelle de
facteurs "périphériques". Pour eux, les limites de l'effort résident moins
dans la circulation du sang et l'acheminement de l'oxygène aux muscles (le
boulot du c?ur) que dans l'utilisation de cet oxygène au niveau cellulaire.
Au fil des années, ceux-là tentèrent d'expliquer la fatigue par de
nouvelles causes comme l'accumulation de déchets acides dans les muscles,
le manque de carburant, la détérioration progressive des influx nerveux
et/ou des qualités contractiles des fibres musculaires. Ces différentes
hypothèses font toujours l'objet d'interminables discussions sur base
desquelles on tente d'établir des organigrammes de plus en plus compliqués
qui ambitionnent de tenir compte de la durée, de l'intensité et du type
d'effort afin d'identifier le plus précisément possible le maillon faible,
c'est-à-dire celui qui est responsable de l'épuisement et bientôt de
l'arrêt de l'exercice. Ceux que nous avons appelés les "héritiers de Hill"
ne sont d'accord sur rien, sinon sur une chose: il existe quelque part,
tapi dans l'intimité de nos cellules, un "limiteur de vitesse" comme ceux
qui équipent certaines voitures en fixant une valeur de kilométrage horaire
à ne pas dépasser. Du même coup, ils sous-entendent évidemment que celui
qui parviendrait à faire sauter ce verrou mettrait la main sur un véritable
trésor énergétique et pourrait alors se dépenser sans compter. D'ailleurs,
s'il fallait donner une définition vulgarisée du concept d'entraînement tel
que nous le connaissons depuis près d'une centaine d'années, cela pourrait
donner ceci: renforcer le maillon faible pour accroître la solidité de
l'ensemble de la chaîne! Ah si j'étais riche! A bien y réfléchir, il n'y a pas que dans le sport que nous avons adopté ce
mode de pensée. Dans presque toutes les situations de vie, nous attribuons
la faute de nos frustrations à un seul et unique maillon faible! Pour les
uns, c'est le fait de manquer d'argent. Ils sont persuadés qu'en décrochant
la super-cagnotte de la loterie, leur vie prendrait soudainement la forme
d'un long tapis de roses. Pour d'autres, c'est un problème d'apparence
physique. Ils se trouvent trop petits, trop grands, trop maigres, trop
gros, ou dotés parfois de caractéristiques qui leur paraissent
insupportables: des vilaines dents, un double menton, une culotte de cheval
ou une poitrine trop discrète ou trop opulente. Chaque fois, on se
construit un mode de pensée où ce seul handicap empêche de s'épanouir
totalement. Les témoignages de tous ceux qui ont réellement gagné des
fortunes au jeu et que cela n'a pas rendus plus heureux pour autant et de
tous ceux, plus nombreux encore, qui ont corrigé des tares jugées
disgracieuses par la chirurgie esthétique et se sont trouvés aussi sec
d'autres défauts, tous ces témoignages pèsent peu dans la balance et on
continue à croire à l'existence d'un frein unique qui nous empêche d'être
plus heureux. Bref cette théorie du maillon faible nous atteint dans toutes
les dimensions de notre vie. Pas seulement en tant que sportif. Pourquoi Noakes dit non! Mais revenons à la physiologie de l'effort et essayons de comprendre
pourquoi Tim Noakes s'obstine à vouloir tout remettre en question. Déjà, il
nous a fait comprendre que cette vision des choses heurtait ses sensations
de sportif. Et ce n'est pas un détail. Depuis des années, on observe un
hiatus de plus en plus important entre les discours des gens de laboratoire
et ceux des gens de terrain. Les premiers évoquent systématiquement
l'effort comme un simple phénomène oxydatif. Et lorsqu'on interroge les
seconds, ils mettent toujours en avant les aspects mentaux avec des
tournures de phrases tellement stéréotypées qu'elles en deviennent
comiques, comme le fameux "je me suis fait plaisir", qui témoignent de
manière on ne peut plus flagrante d'une mise en place tout à fait
déterminante de processus cérébraux de type émotionnel en marge de chaque
performance. D'un c