1ère partie

Je crois Monsieur, que quand il faudra travailler pour l'exercice de la Charité à
Saint-Laurent (3), ...... J'espère qu'en votre intérieur vous en faites bon usage; c'
est de quoi je prie Dieu de tout mon ...... Françoise Fanchon, la jardinière, voir p.
610. .... Mais à cause que cela ne se peut sans donner de grands efforts à la
nature, ...

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1ère partie
combray
I Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie
éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me
dire: "Je m'endors." Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps
de chercher le sommeil m'éveillait; je voulais poser le volume que je
croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je n'avais pas
cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais
ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que
j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage: une église, un quatuor, la
rivalité de François ier et de Charles-quint. Cette croyance survivait
pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison,
mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre
compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me
devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une
existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre
de m'y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien
étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes
yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait
comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment
obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être; j'entendais le
sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un
oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la
campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le
petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation
qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie
récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le
silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui,
pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une
allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C'est l'instant où le
malade qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel
inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une
raie de jour. Quel bonheur, c'est déjà le matin! Dans un moment les
domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours.
L'espérance d'être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il
a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis s'éloignent. Et la
raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C'est minuit; on vient
d'éteindre le gaz; le dernier domestique est parti et il faudra rester
toute la nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts réveils d'un
instant, le temps d'entendre les craquements organiques des boiseries,
d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité, de goûter
grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés
les meubles, la chambre, le tout dont je n'étais qu'une petite partie et à
l'insensibilité duquel je retournais vite m'unir. Ou bien en dormant
j'avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive,
retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle
me tirât par mes boucles et qu'avait dissipée le jour - date pour moi d'une
ère nouvelle - où on les avait coupées. J'avais oublié cet événement
pendant mon sommeil, j'en retrouvais le souvenir aussitôt que j'avais
réussi à m'éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par
mesure de précaution j'entourais complètement ma tête de mon oreiller avant
de retourner dans le monde des rêves.
Quelquefois, comme Eve naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait pendant
mon sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que
j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui me
l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y
rejoindre, je m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien
lointain auprès de cette femme que j'avais quittée, il y avait quelques
moments à peine; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps
courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois,
elle avait les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais
me donner tout entier à ce but: la retrouver, comme ceux qui partent en
voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s'imaginent qu'on peut
goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir
s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre
des années et des mondes. Il les consulte d'instinct en s'éveillant et y
lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est
écoulé jusqu'à son réveil; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre.
Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de
lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement,
il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à
la première minute de son réveil, il ne saura plus l'heure, il estimera
qu'il vient à peine de se coucher. Que s'il s'assoupit dans une position
encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un
fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités,
le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans
l'espace, et au moment d'ouvrir les paupières, il se croira couché quelques
mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit
même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit; alors
celui-ci lâchait le plan du lieu où je m'étais endormi et, quand je
m'éveillais au milieu de la nuit, comme j'ignorais où je me trouvais, je ne
savais même pas au premier instant qui j'étais; j'avais seulement dans sa
simplicité première le sentiment de l'existence comme il peut frémir au
fond d'un animal; j'étais plus dénué que l'homme des cavernes; mais alors
le souvenir - non encore du lieu où j'étais, mais de quelques-uns de ceux
que j'avais habités et où j'aurais pu être - venait à moi comme un secours
d'en haut pour me tirer du néant d'où je n'aurais pu sortir tout seul; je
passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l'image
confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu,
recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.
Peut-être l'immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par
notre certitude que ce sont elles et non pas d'autres, par l'immobilité de
notre pensée en face d'elles. Toujours est-il que, quand je me réveillais
ainsi, mon esprit s'agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où
j'étais, tout tournait autour de moi dans l'obscurité, les choses, les
pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d'après
la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en
induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et
pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses
côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement
plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu'autour de lui les murs
invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée,
tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui
hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en
rapprochant les circonstances, lui, - mon corps, - se rappelait pour chacun
le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres,
l'existence d'un couloir, avec la pensée que j'avais en m'y endormant et
que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son
orientation, s'imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand
lit à baldaquin, et aussitôt je me disais: "Tiens, j'ai fini par m'endormir
quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir", j'étais à la campagne
chez mon grand-père, mort depuis bien des années; et mon corps, le côté sur
lequel je reposais, gardiens fidèles d'un passé que mon esprit n'aurait
jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de
Bohême, en forme d'urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la
cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez
mes grands-parents, en des jours lointains qu'en ce moment je me figurais
actuels sans me les représenter exactement, et que je reverrais mieux tout
à l'heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d'une nouvelle attitude; le mur filait dans une
autre direction: j'étais dans ma chambre chez Mme De Saint-loup, à la
campagne; mon dieu! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de
dîner! J'aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en
rentrant de ma promenade avec Mme De Saint-loup, avant d'endosser mon
habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où dans nos retours
les plus tardifs c'étaient les reflets rouges du couchant que je voyais sur
le vitrage de ma fenêtre. C'est un autre genre de vie qu'on mène à
Tansonville, chez Mme De Saint-loup, un autre genre de plaisir que je
trouve à ne sortir qu'à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où
je jouais jadis au soleil; et la chambre où je me serai endormi au lieu de
m'habiller pour le dîner, de loin je l'aperçois, quand nous rentrons,
traversée par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit. Ces évocations
tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes; souvent
ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les
unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous
n'isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous
montre le kinétoscope. Mais j'avais revu tantôt l'une, tantôt l'autre des
chambres que j'avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les