Denis DIDEROT (1772) - bmlettres.net

C'est un exercice délicat. ...... L'un vit un cheval dans un champ enneigé, masse
sombre, large, mais chacun sait bien de quoi je veux parler. ...... Cornouiller
sanguin, érable ginnala, cerisier grappes, prunellier, souvent appelé Prunus,
troène des bois, charme commun, sureau doré, viorne lantana, et olivier de
Bohême.

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Denis DIDEROT (1772) "Supplément au voyage
de Bougainville"
ou Dialogue entre A. et B. sur l'inconvénient
d'attacher des idées morales à certaines actions
physiques qui n'en comportent pas (Un document produit en version numérique par Christophe Paillard,
bénévole, professeur agrégé de philosophie, Lycée International de Ferney-
Voltaire) At quanto meliora monet, pugnantiaque istis,
Dives opis Natura suae, tu si modo recte
Dispensare velis, ac non fugienda petendis
lmmiscere ! Tuo vitio rerumne labores.
Nil referre putas ?
Horat., Sat., Lib. I, sat. II, vers 73 et seq. [1]
I.
Jugement du voyage de Bougainville
A - Cette superbe voûte étoilée sous laquelle nous revînmes hier et qui
semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole [2].
B - Qu'en savez-vous ?
A - Le brouillard est si épais qu'il nous dérobe la vue des arbres voisins. B - Il est vrai ; mais si ce brouillard qui ne reste dans la partie
inférieure de l'atmosphère que parce qu'elle est suffisamment chargée
d'humidité, retombe sur la terre ?
A - Mais si au contraire il traverse l'éponge, s'élève et gagne la région
supérieure où l'air est moins dense et peut, comme disent les chimistes,
n'être pas saturé ?
B - Il faut attendre.
A - En attendant, que faites-vous ?
B - Je lis.
A - Toujours ce Voyage de Bougainville [3] ?
B - Toujours.
A - Je n'entends rien à cet homme-là. L'étude des mathématiques qui suppose
une vie sédentaire a rempli le temps de ses jeunes années ; et voilà qu'il
passe subitement d'une condition méditative et retirée au métier actif,
pénible, errant et dissipé de voyageur [4].
B - Nullement ; si le vaisseau n'est qu'une maison flottante, et si vous
considérez le navigateur qui traverse des espaces immenses, resserré et
immobile dans une enceinte assez étroite, vous le verrez faisant le tour du
globe sur une planche, comme vous et moi le tour de l'univers sur notre
parquet.
A - Une autre bizarrerie apparente, c'est la contradiction du caractère de
l'homme et de son entreprise. Bougainville a le goût des amusements de la
société. Il aime les femmes, les spectacles, les repas délicats. Il se
prête au tourbillon du monde d'aussi bonne grâce qu'aux inconstances de
l'élément sur lequel il a été ballotté. Il est aimable et gai. C'est un
véritable Français, lesté d'un bord d'un Traité de calcul différentiel et
intégral, et de l'autre d'un Voyage autour du globe.
B - Il fait comme tout le monde : il se dissipe après s'être appliqué, et
s'applique après s'être dissipé.
A - Que pensez-vous de son Voyage ?
B - Autant que j'en puis juger sur une lecture assez superficielle, j'en
rapporterais l'avantage à trois points principaux. Une meilleure
connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de sûreté
sur des mers qu'il a parcourues la sonde à la main ; et plus de correction
dans nos cartes géographiques. Bougainville est parti avec les lumières
nécessaires et les qualités propres à ses vues : de la philosophie, du
courage, de la véracité, un coup d'?il prompt qui saisit les choses et
abrège le temps des observations ; de la circonspection, de la patience, le
désir de voir, de s'éclairer et d'instruire, la science du calcul, des
mécaniques, de la géométrie, de l'astronomie, et une teinture suffisante
d'histoire naturelle.
A - Et son style ?
B - Sans apprêt, le ton de la chose ; de la simplicité et de la clarté,
surtout quand on possède la langue des marins.
A - Sa course a été longue ?
B - Je l'ai tracée sur ce globe. Voyez-vous cette ligne de points rouges ?
A - Qui part de Nantes ?
B - Et court jusqu'au détroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique,
serpente entre ces îles qui forment l'archipel immense qui s'étend des
Philippines à la Nouvelle Hollande, rase Madagascar, le cap de Bonne
Espérance, se prolonge dans l'Atlantique, suit les côtes d'Afrique, et
rejoint l'une de ses extrémités à celle d'où le navigateur s'est embarqué.
A - Il a beaucoup souffert ?
B - Tout navigateur s'expose et consent de s'exposer aux périls de l'air,
du feu, de la terre et de l'eau ; mais qu'après avoir erré des mois entiers
entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie, après avoir été battu des
tempêtes, menacé de périr par naufrage, par maladie, par disette d'eau et
de pain, un infortuné vienne, son bâtiment fracassé, tomber expirant de
fatigue et de misère aux pieds d'un monstre d'airain qui lui refuse ou lui
fait attendre impitoyablement les secours les plus urgents, c'est une
dureté [5] !...
A - Un crime digne de châtiment.
B - Une de ces calamités sur laquelle le voyageur n'a pas compté.
A - Et n'a pas dû compter. Je croyais que les puissances européennes
n'envoyaient pour commandants dans leurs possessions d'outremer que des
âmes honnêtes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis d'humanité et
capables de compatir...
B - C'est bien là ce qui les soucie !
A - Il y a des choses singulières dans ce Voyage de Bougainville.
B - Beaucoup.
A - N'assure-t-il pas que les animaux sauvages s'approchent de l'homme, et
que les oiseaux viennent se poser sur lui, lorsqu'ils ignorent le péril de
cette familiarité ?
B - D'autres l'avaient dit avant lui.
A - Comment explique-t-il le séjour de certains animaux dans des îles
séparées de tout continent par des intervalles de mer effrayants ? Qui est-
ce qui a porté là le loup, le renard, le chien, le cerf, le serpent ?
B - Il n'explique rien, il atteste le fait.
A - Et vous, comment l'expliquez-vous ?
B - Qui sait l'histoire primitive de notre globe ? combien d'espaces de
terre maintenant isolés, étaient autrefois continus ? Le seul phénomène sur
lequel on pourrait former quelque conjecture, c'est la direction de la
masse des eaux qui les a séparés.
A - Comment cela ?
B - Par la forme générale des arrachements. Quelque jour nous nous
amuserons de cette recherche, si cela nous convient. Pour ce moment, voyez-
vous cette île qu'on appelle des Lanciers ? A l'inspection du lieu qu'elle
occupe sur le globe, il n'est personne qui ne se demande : Qu'est-ce qui a
placé là des hommes ? Quelle communication les liait autrefois avec le
reste de leur espèce ? Que deviennent-ils en se multipliant sur un espace
qui n'a pas plus d'une lieue de diamètre ?
A - Ils s'exterminent et se mangent ; et de là peut-être une première
époque très ancienne et très naturelle de l'anthropophagie, insulaire
d'origine.
B - Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse :
l'enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée sous les pieds d'une
prêtresse.
A - Ou l'homme égorgé expire sous le couteau d'un prêtre. Ou l'on a recours
à la castration des mâles...
B - A l'infibulation des femelles ; et de là tant d'usages d'une cruauté
nécessaire et bizarre, dont la cause s'est perdue dans la nuit des temps et
met les philosophes à la torture. Une observation assez constante, c'est
que les institutions surnaturelles et divines se fortifient et s'éternisent
en se transformant à la longue en lois civiles et nationales, et que les
institutions civiles et nationales se consacrent et dégénèrent en préceptes
surnaturels et divins.
A - C'est une des palingénésies les plus funestes.
B - Un brin de plus qu'on ajoute au lien dont on nous serre.
A - N'était-il pas au Paraguai [6] au moment même de l'expulsion des
jésuites [7] ?
B - Oui.
A - Qu'en dit-il ?
B - Moins qu'il n'en pourrait dire, mais assez pour nous apprendre que ces
cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves indiens
comme les Lacédémoniens avec les ilotes, les avaient condamnés à un travail
assidu, s'abreuvaient de leurs sueurs, ne leur avaient laissé aucun droit
de propriété, les tenaient sous l'abrutissement de la superstition, en
exigeaient une vénération profonde, marchaient au milieu d'eux un fouet à
la main et en frappaient indistinctement tout âge et tout sexe. Un siècle
de plus et leur expulsion devenait impossible ou le motif d'une longue
guerre entre ces moines et le souverain dont ils avaient secoué peu à peu
l'autorité.
A - Et ces Patagons [8] dont le docteur Maty et l'académicien La Condamine
ont tant fait de bruit ?
B - Ce sont de bonnes gens qui viennent à vous et qui vous embrassent en
criant, chaoua, forts, vigoureux, toutefois n'excédant pas la hauteur de
cinq pieds cinq à six pouces, n'ayant d'énorme que leur corpulence, la
grosseur de leur tête et l'épaisseur de leurs membres.
A - Né avec le goût du merveilleux qui exagère tout autour de lui, comment
l'homme laisserait-il une juste proportion aux objets, lorsqu'il a pour
ainsi dire à justifier le chemin qu'il a fait et la peine qu'il s'est
donnée pour les aller voir au loin ? Et des sauvages, qu'en pense-t-il ?
B - C'est, à ce qu'il paraît, de la défense journalière contre les bêtes
féroces qu'il tient le caractère cruel qu'on lui remarque quelquefois ; il
est innocent et doux partout où rien ne trouble son repos et sa sécurité.
Toute guerre naît d'une prétention commune à la même propriété. L'homme
civilisé a une prétention commune avec l'homme civilisé à la possession
d'un champ dont ils occupent les deux extrémités, et ce champ devient un
sujet de dispute entre eux.
A - Et le tigre a une prétention commune avec l'homme sauvage à la
possession d'une forêt ; et c'est la première des prétentions et la cause
de la plus ancienne des guerres. Avez-vous vu l'Otaïtien [9] que
Bougainville avait pris sur son bord et transporté dans ce pays-ci ?
B - Je l'ai vu ; il s'appelait Aotourou [10]. A la première terre qu'il
aper