Les théoriciens du capitalisme - prepa eco carnot

Capitalisme est un mot de combat » : l'expression de François Perroux, qui ouvre
le Que sais-je ? consacré par le grand économiste au capitalisme, résume bien
... plus savante chez Paul Leroy-Beaulieu, qui écrit en 1881, dans son Essai sur
la répartition des richesses : «Tous les progrès de l'industrie et de la science, ...

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Les théoriciens du capitalisme
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« Capitalisme est un mot de combat » : l'expression de François Perroux,
qui ouvre le Que sais-je ? consacré par le grand économiste au capitalisme,
résume bien deux siècles de débats et de polémiques autour d'un thème qui
sent le soufre. S'il en est ainsi, c'est, pour reprendre les termes mêmes
de Perroux, parce que «Karl Marx et les marxistes l'ont jeté dans l'arène
des luttes sociales. Ils l'ont chargé d'explosifs dont il n'a jamais pu se
débarrasser tout à fait». Ce n'est qu'avec l'affaiblissement, puis
l'effondrement du «socialisme réellement existant» que les choses ont
commencé à changer et que le capitalisme est redevenu un terme
fréquentable, ou presque. Pourtant, économistes, mais aussi sociologues et
historiens, n'ont guère cessé de disséquer le capitalisme, d'en analyser
les ressorts, de s'interroger sur les sources de son dynamisme. Les
réponses, bien entendu, ne convergent pas. Parce que le capitalisme est
multidimensionnel et que, du coup, comme un kaléidoscope, il offre des
perspectives bien différentes selon l'angle de vue retenu.
De Marx à Weber : la dynamique de l'accumulation Karl Marx est le premier théoricien du capitalisme, le plus connu et le
plus critique. Pourtant, curieusement, pas une seule fois il n'utilise le
terme de capitalisme dans son ?uvre. Il lui préfère systématiquement « mode
de production capitaliste ». Ce n'est pas sans raison : pour lui, la
supériorité du capitalisme réside dans sa dynamique productive. Marx
l'affirme haut et fort, dans un texte très connu, tiré du Manifeste
communiste rédigé avec Engels en 1848 : «Ce qui distingue l'époque
bourgeoise de toutes les précédentes, c'est le bouleversement incessant de
la production, l'ébranlement continuel de toutes les institutions sociales,
bref, la permanence de l'instabilité et du mouvement.»
En émancipant les travailleurs de tous les liens de servitude qui les
attachaient à une terre, à un homme ou à une famille, ce mode de production
les a libérés juridiquement. Mais, privés le plus souvent des moyens de
production nécessaires pour produire efficacement, les travailleurs n'ont
eu d'autre solution pour vivre que de vendre leur force de travail et de
devenir salariés des détenteurs des moyens de production. Lesquels n'ont
alors eu de cesse de réinvestir - d'accumuler, dans le langage marxiste -
l'essentiel de la plus-value issue de l'écart entre ce que produit le
travail salarié et ce qu'il coûte à l'employeur.
La concurrence les y contraint : la survie de chaque capitaliste dépend de
sa capacité à faire au moins aussi bien que les autres. Ce qui les pousse
tous à tenter d'extorquer aux salariés davantage de plus-value encore,
puisque tel est le prix de la survie : «Loin de s'élever avec le progrès de
l'industrie, l'ouvrier moderne descend toujours plus bas, au-dessous même
des conditions de sa propre classe. (...) A mesure que la grande industrie
se développe, la base même sur laquelle la bourgeoisie a assis sa
production et son appropriation des produits se dérobe sous ses pieds. Ce
qu'elle produit avant tout, ce sont ses propres fossoyeurs.»
Le trait de génie de Marx est d'avoir analysé la dynamique d'accumulation
bien avant qu'elle ne se développe pleinement : ce n'est qu'une quarantaine
d'années après que ce texte a été écrit que naîtront les premières firmes
géantes à l'organisation complexe, en Allemagne, en Angleterre et aux Etats-
Unis. Il est le premier à avoir vu que la logique du système capitaliste
était la croissance sans borne. Cela lui vaudra l'admiration de Max Weber
et de Joseph Schumpeter. Mais, à l'inverse, le thème de l'inéluctabilité de
l'effondrement d'un système social où les conflits s'exaspèrent entre une
classe ouvrière de plus en plus nombreuse et de plus en plus exploitée et
une bourgeoisie de moins en moins nombreuse et de plus en plus rapace,
constituait clairement son talon d'Achille.
Les libéraux de l'époque montèrent donc au créneau pour exploiter cette
faiblesse. De plus en plus d'inégalités et de misère, vous n'y pensez pas,
Monsieur Marx ! La dénégation peut être naïve, comme chez Frédéric Bastiat
: «Le Capital et le Travail ne peuvent se passer l'un de l'autre», écrit-
il, majuscules incluses, dans ses Harmonies économiques (1850). Elle est à
peine plus savante chez Paul Leroy-Beaulieu, qui écrit en 1881, dans son
Essai sur la répartition des richesses : «Tous les progrès de l'industrie
et de la science, on peut dire aussi tous les progrès de la finance, c'est-
à-dire de l'art de ma nier les capitaux, tendent à diminuer l'écart entre
les conditions humaines ; bien loin que le paupérisme en soit le fruit, il
se trouve peu à peu éliminé par ces influences diverses.»
Plus d'un siècle après, on discute encore de la réalité de ces différentes
affirmations, ce qui, à défaut de donner raison à Marx, prouve au moins que
les évolutions ne sont pas aussi claires que l'affirment les libéraux. La
main invisible du marché est affectée de quelques tremblements, le
capitalisme a toujours du mal à intégrer le coût social (et désormais aussi
environnemental) du changement incessant qu'il engendre, et encore
davantage à se poser la question de l'utilité sociale de ce qu'il produit :
la vente lui tient lieu de morale, ce qui est un peu court pour donner du
sens à la société.
Max Weber, au début du XXe siècle, ne partage pas cette condamnation - à la
fois économique et morale - du capitalisme. Le problème du grand sociologue
allemand n'est pas de savoir s'il y a exploitation, et encore moins si le
capitalisme peut survivre, mais de comprendre comment on en est arrivé là.
Weber demeure dans l'histoire des idées comme celui qui a lancé «une des
plus importantes controverses dans les sciences sociales» : il avance, dans
L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1905), que l'essor du
capitalisme doit beaucoup au terreau culturel favorable suscité par le
puritanisme protestant (en particulier chez les calvinistes). En effet,
explique-t-il, chez les calvinistes, travailler dur et réussir est un des
signes que l'on est élu de Dieu. Or, en même temps, la morale calviniste
impose de vivre de façon ascétique : pas question de mener grand train, de
profiter matériellement de son éventuelle réussite personnelle. D'où,
explique Weber, un climat favorable - des «affinités électives», dit-il -
créé en faveur du capitalisme qui, à la différence du brigandage, du
commerce à la grande aventure ou de la féodalité, repose sur l'accumulation
de capital productif : «Le capital se forme par l'épargne forcée
ascétique.» Mais il s'agit plus d'un effet de levier que d'une cause,
explique-t-il.
La thèse de Weber est donc subtile : elle ne prétend pas que les croyances
et la culture sont à l'origine du capitalisme, mais qu'elles ont constitué
un terreau favorable qui en a permis l'émergence. Puis que, le système une
fois en place, le jeu de la concurrence a transformé en contrainte ce qui,
au départ au moins, n'était qu'ascèse personnelle : « Le puritain voulait
être un homme besogneux, et nous sommes forcés de l'être. » Les idées ont
de l'importance dans la vie sociale, nous dit Weber, parce qu'elles donnent
naissance à des structures qui imposent ensuite leurs règles propres.
(...)
Le capitalisme est d'abord une force d'accumulation qui ne supporte pas de
borne. A cause de la production, parce qu'elle est source de plus-value,
estimait Marx. A cause de la consommation ostentatoire, qui transforme le
désir en demande sans cesse accrue, avançait Veblen. A cause d'une certaine
éthique religieuse qui, cherchant la preuve du salut spirituel dans la
réussite matérielle, a fait de l'entreprise le lieu d'une quête rationnelle
de croissance sans limite, concluait Weber. Mais, dans les trois cas, le
capitalisme est d'abord un système, une logique, une mécanique, dont le
moteur est la poursuite d'une accumulation sans fin.
De Schumpeter à Perroux : le rôle des entrepreneurs Et si, au lieu d'être un système, le capitalisme était d'abord une affaire
d'hommes ? Telle est, en tout cas, la conviction de Joseph Schumpeter.
Celui-ci s'intéresse moins à la naissance du capitalisme qu'à son
développement, moins à ses caractéristiques qu'à sa dynamique. Schumpeter
est autant sociologue qu'économiste. Ce qui caractérise le capitalisme,
souligne-t-il, c'est la façon dont, sans cesse, de nouveaux produits, de
nouvelles techniques, de nouvelles formes d'organisation apparaissent sur
la scène sociale. Et il parle du « processus de mutation industrielle (...)
qui révolutionne incessamment de l'intérieur la structure économique, en
détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant
continuellement des éléments neufs. Ce processus de "destruction créatrice"
constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c'est en elle que
consiste, en dernière analyse, le capitalisme, et toute entreprise
capitaliste doit, bon gré mal gré, s'y adapter. »
Mais pourquoi donc cet « ouragan perpétuel » (le terme est de lui) qui
donne le tournis ? A la pression de la concurrence ? Allons donc, répond
Schumpeter, soyons sérieux : si des hommes - les chefs d'entreprise - sont
prêts à prendre des risques, à lancer de nouveaux produits, à utiliser de
nouvelles techniques ou à organiser différemment la production, c'est
l'appât du gain qui les y pousse. Ils espèrent bien gagner le jackpot en
étant les premiers à commercialiser ce nouveau produit ou à utiliser cette
nouvelle technique. Si cela marche, ils vont en effet bénéficier, pendant
un certain temps, d'un monopole de fait, durant lequel ils vont pouvoir
s'enrichir prodigieusement. Pour Schumpeter, plus la carotte est grosse,
plus l'on est prêt à prendre des risques.
François Perroux, dans la lignée de Schumpeter, souligne lui aussi que le
capitalisme est d'abord une « économie d'entreprises » qui repose sur
l'innovation, donc sur les innovateurs qui prennent des risques pour
bousculer les habitudes acquises et introduire, à leurs risques