Epictète Manuel traduction originale modifiée

12.1 Si tu veux progresser en sagesse, abandonne les raisonnements de ce
genre : « Si je néglige mes biens, je n'aurai pas de quoi vivre » ; « si je ne corrige
pas mon esclave, ..... Si tu pars de là, tu seras porté à la douceur vis-à-vis de
celui qui t'injurie ; car, dans chaque occasion, dis-toi au surplus : « il a cru bien
faire ».

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1.1 Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous.
Dépendent de nous : le jugement, l'impulsion, le désir, l'aversion ; en
un mot, tout ce qui est proprement notre ?uvre.
Ne dépendent pas de nous : le corps, les possessions, les témoignages de
considération, les honneurs ; en un mot, tout ce qui n'est pas proprement
notre ?uvre.
1.2 Or, si les choses qui dépendent de nous sont par nature libres, étant
sans empêchement, sans entrave[1], inversement, les choses qui ne dépendent
pas de nous sont impuissantes, entachées de servitude, empêchées, et
étrangères.
1.3 Souviens-toi donc que, si tu crois que sont libres les choses qui par
nature sont entachées de servitude et que sont à toi celles qui sont
étrangères, tu rencontreras à chaque pas des obstacles, tu seras affligé,
troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. Si au contraire tu
penses que seul est à toi ce qui t'appartient en propre, que ce qui t'est
étranger l'est bien en effet pour toi-même, jamais personne ne te forcera à
faire ce que tu ne veux pas, ni ne t'empêchera de faire ce que tu veux ; tu
ne te plaindras de personne ; tu n'accuseras personne ; tu ne feras rien,
pas même la plus petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal,
et tu n'auras point d'ennemi, car il ne t'arrivera rien qui pourra te
nuire.
1.4 Aspirant donc à de si grands biens, souviens-toi que ce n'est pas en
te contentant d'un médiocre effort que tu dois chercher à les atteindre
mais que tu dois entièrement renoncer à certaines choses, et remettre pour
le moment les autres à plus tard. Car si tu poursuis en même temps d'une
part les véritables biens et d'autre part richesses et honneurs, tu risques
de ne même pas obtenir ces derniers, pour avoir aussi désiré les premiers ;
en tout cas, tu n'obtiendras pas les biens véritables qui, seuls, peuvent
faire ta liberté et ton bonheur.
1.5 Ainsi, à chaque fois que tu es confronté à une représentation
pénible, exerce-toi à dire en plus : «Tu n'es qu'une représentation, et tu
n'es en aucune manière ce que tu représentes». Ensuite, examine-la bien,
et, pour la sonder, sers-toi des règles que tu as apprises, surtout de la
première, qui est de savoir si la chose est du nombre de celles qui
dépendent de nous, ou de celles qui ne dépendent pas de nous ; et, si elle
est du nombre de celles qui ne dépendent pas de nous, qu'il te soit aisé de
dire : «Ce n'est rien pour moi.»
2.1 Souviens-toi que la fin de tes désirs, c'est d'obtenir ce que tu
désires, et que la fin de tes aversions, c'est d'éviter ce que tu as en
aversion. Celui qui n'obtient pas ce qu'il désire n'est pas heureux, et
celui qui tombe dans ce qu'il a en aversion est malheureux. Si tu n'as donc
d'aversion, parmi les choses qui dépendent de nous, que pour celles qui
sont contraires à la nature, tu ne tomberas jamais dans ce que tu as en
aversion. Mais si tu as en aversion la mort, la maladie ou la pauvreté, tu
seras malheureux.
2.2 Fais donc disparaître l'aversion que tu peux avoir pour toutes les
choses qui ne dépendent pas de nous et reporte-la sur les choses qui,
d'abord dépendent de nous et, ensuite, sont contraires à la nature. Quant à
tes désirs, supprime-les entièrement pour le moment. Car, si tu désires
quelqu'une des choses qui ne dépendent pas de nous, alors, nécessairement,
tu ne pourras être heureux ; et, pour les choses dépendent de nous, qu'il
serait beau d'ailleurs de désirer, aucune ne t'est encore accessible.
En attendant, fais seulement usage de tes impulsions et de tes
répulsions, mais doucement, toujours avec retenue et sans y être contraint.
3. Devant chacune des choses qui t'attirent, qui te sont utiles, ou que
tu aimes, n'oublie pas de te dire en toi-même ce qu'elle est véritablement.
Commence par les plus petites. Si tu aimes un pot de terre, dis-toi que tu
aimes un pot de terre ; et, s'il se casse, tu n'en seras point troublé. Si
tu aimes ton fils ou ta femme, dis-toi que tu aimes un être mortel ; et
s'il vient à mourir, tu n'en seras point troublé.
4. Quand tu es sur le point d'entreprendre une ?uvre, remémore-toi la
nature de cette ?uvre.
Si tu vas te baigner, représente-toi ce qui se passe d'ordinaire dans les
bains publics, qu'on s'y jette de l'eau, qu'on s'y bouscule, qu'on y
prononce des injures, qu'on y vole. Tu entreprendras ainsi cette ?uvre avec
plus d'assurance, si tu te dis à toi-même : « Je veux me baigner, mais
aussi garder ma volonté en accord avec la nature. » Et il doit en être de
même pour chacune de tes ?uvre.
Car, de cette manière, si quelque obstacle t'empêche de te baigner, tu
auras présente à l'esprit cette réflexion: «Je ne voulais pas seulement me
baigner, mais je voulais aussi garder ma volonté en accord avec la nature ;
et je ne la garderai pas ainsi si je m'irrite de ce qui m'arrive.»
5. Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les
jugements qu'ils portent sur les choses. Par exemple, la mort n'est pas à
redouter, car, si elle l'était, Socrate[2] l'aurait jugée telle. Mais c'est
le jugement que nous plaquons sur la mort en disant qu'elle est redoutable,
c'est cela qui est à redouter dans la mort. Donc quand nous nous heurtons à
des difficultés, ou que nous éprouvons un trouble ou de la tristesse, n'en
accusons point d'autres que nous-mêmes, c'est-à-dire nos propres jugements.
Rendre les autres responsables de ses malheurs, c'est le fait d'un
inculte[3] ; ne s'en prendre qu'à soi-même, c'est le fait d'un homme qui
progresse en sagesse ; et n'en accuser ni soi-même ni les autres, c'est le
fait d'un homme qui a achevé sa progression.
6. Ne te vante jamais d'aucun avantage qui n'est pas à toi. Si un cheval
disait avec orgueil : « Je suis beau », cela serait insupportable ; mais si
tu te vantes en disant : « J'ai un beau cheval », sache que tu te vantes
d'un bien qui est à ton cheval.
Qu'y a-t-il donc qui soit à toi ? L'usage que tu fais des
représentations. Ainsi quand, dans l'usage que tu fais des représentations,
tu te comporteras conformément à la nature, alors tu pourras en être fier,
car tu te seras fier d'un bien qui est à toi.
7. Si au cours d'un voyage en mer, ton navire jette l'ancre dans un port,
et que l'on t'envoie chercher de l'eau fraîche, tu peux, chemin faisant,
ramasser un coquillage ou cueillir un champignon, mais tu dois avoir
toujours l'esprit tendu vers le navire, et tourner souvent la tête, de peur
que le pilote ne t'appelle, et que, s'il t'appelle, il faille alors tout
abandonner pour ne pas risquer d'être chargé dans le navire pieds et poings
liés comme un mouton. Il en est de même dans cette vie : si, au lieu d'un
coquillage ou d'un champignon, on te donne une femme ou un enfant, rien ne
s'y oppose ; mais, si le pilote t'appelle, cours au navire en laissant
toutes ces choses, sans regarder derrière toi. Et, si tu es vieux, ne
t'éloigne pas trop du navire, de peur de manquer un jour à l'appel.
8. Ne demande point que les événements arrivent comme tu le veux, mais
veuille que ce qui arrive arrive comme il arrive, et ainsi ta vie sera
heureuse.
9. La maladie est une entrave[4] pour le corps, mais pas pour la volonté,
à moins que celle-ci ne l'ait voulu. « Je suis boiteux » : voilà une
entrave pour mes jambes ; mais pas pour ma volonté. Sur tous les accidents
qui t'arriveront, dis-toi la même chose ; et tu trouveras que c'est
toujours une entrave pour une autre chose, mais pas pour toi.
10. À chaque objet qui se présente à ton esprit, souviens-toi de faire
retour en toi-même et d'y rechercher les pouvoirs intérieurs que tu
possèdes de bien user de cette représentation. Si tu vois un beau garçon ou
une belle fille, pour cela tu trouveras une faculté, la maîtrise de soi. Si
c'est quelque dur travail qui t'est imposé, tu trouveras l'endurance ; si
c'est l'insulte, tu trouveras la patience. Si tu parviens à susciter en toi
cette habitude, tu ne te laisseras par captiver par les représentations.
11. Ne dis jamais, sur quoi que ce soit : « Je l'ai perdu » mais : « je
l'ai rendu ». Ton fils est mort ? Il a été rendu. Ta femme est morte ? Elle
a été rendue. On t'a pris ton champ ? Cela aussi a été rendu. « Mais celui
qui me l'a pris est un scélérat ! » Et que t'importe par qui celui qui te
l'a donné te l'a retiré ? Aussi longtemps qu'ils te sont confiés, prends
soin de ces biens comme s'ils appartenaient à autrui, ainsi que font les
voyageurs dans une hôtellerie.
12.1 Si tu veux progresser en sagesse, abandonne les raisonnements de ce
genre : « Si je néglige mes biens, je n'aurai pas de quoi vivre » ; « si je
ne corrige pas mon esclave, il deviendra insupportable. » Car il vaut mieux
mourir de faim l'âme délivrée de soucis et de craintes, plutôt que de vivre
dans l'abondance mais aussi dans le trouble. Il vaut mieux que ton esclave
devienne insupportable, que toi-même malheureux.
12.2 Commence donc par les petites choses. On a renversé ton huile ? On
t'a dérobé ton vin ? Dis-toi : « C'est à ce prix que l'on achète
l'impassibilité, c'est à ce prix que l'on achète l'ataraxie[5] ; on n'a
rien gratis. » Quand tu appelles ton esclave, pense qu'il peut ne pas
t'entendre, ou que, t'ayant entendu, il ne peut pas faire ce que tu lui as
commandé. Mais il n'est pas dans une situation à ce point favorable que la
tranquillité de ton âme dépende de lui.
13. Si tu veux progresser en sagesse, résigne-toi à passer pour stupide
et insensé dans tout ce qui concerne les choses extérieures[6]. Ne cherche
point à passer pour savant ; et, si, aux yeux de certains, tu passes pour
quelqu'un, défie-toi de toi-même. Sache-le bien : il n