L'indicible et l'indiciel JJB & SD .doc - HAL-SHS

Connaître les concepts et les théories fondamentales du marketing ainsi leurs
applications à des décisions commerciales ...... Mathématiques de l'informatique,
cours et exercices corrigés / Patrick ...... 1.1.5 Au.delà de la perception
sensorielle.

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L'indicible et l'indiciel
Empreinte gustative et trace figurative


Jean-Jacques Boutaud et Stéphane Dufour
Université de Bourgogne (CIMEOS-LIMSIC)


« On peut, tout au plus, prendre en considération un type
déterminé d'icône à forte valeur émotive, celle que nous
appellerons « icône gastronomique » et qui se manifeste lorsque la
qualité d'un objet (buée glacée sur un verre de bière, onctuosité
d'une sauce, fraîcheur d'un épiderme féminin) stimule, dans sa
représentativité, directement notre désir au lieu de se limiter à
dénoter « glace », « sauce » ou « douceur » » (Eco, La structure
absente, 240).




L'image des aliments fait l'objet d'une production éditoriale
foisonnante, protéiforme : livres de cuisine, de recettes ; ouvrages sur
le goût, la table, la gastronomie, les Chefs, les styles et les cultures
alimentaires ; émissions et blogs culinaires ; productions médiatiques[1]
et multimédias, artistiques et muséales innombrables[2]. Sans dresser
d'inventaire, on voit bien que le sujet fascine, au point d'occuper,
voire de saturer, l'espace des publications en tous genres.
L'ampleur du phénomène rend toujours plus difficile la marge de
différenciation par rapport à tout ce qui est produit sur le marché,
notamment en termes d'images. Difficile, en effet, de parler des
aliments, de la cuisine, du goût, sans mettre en scène les actants et les
acteurs de la scène gastronomique, sur un mode aussi bien pratique et
fonctionnel que graphique et symbolique. Au-delà, c'est le parti-pris
esthétique à l'égard des aliments et du goût qui s'impose comme l'un des
critères d'attention dominants, en production comme en réception. S'il
est relativement aisé de représenter un aliment, un plat, un produit ou
une pratique alimentaires, il apparaît impossible, en revanche, de
figurer un goût, une saveur. Or, dès que nous questionnons notre rapport
aux aliments ou tentons de définir ce que nous cherchons à travers
l'apprentissage et le développement du goût, c'est fondamentalement la
saveur qui fonde le jugement, origine la perception et les sensations.
Nous verrons déjà que ce point de vue mérite d'être nuance, voire
corrigé, avec la notion d'espace figuratif du goût, dont la
représentation verbale, visuelle et multimodale des sensations et
perceptions gustatives, n'est qu'un palier de la construction figurative
du goût. Reste, néanmoins, que parmi toutes les ressources offertes au
discours alimentaire, le monde des saveurs, notre capacité à les
exprimer, constitue un enjeu central de culture et de communication qui
défie l'image, montre ses limites, voire son incapacité à figurer la
saveur, les sensations gustatives, alors qu'on lui demande tant de
choses, par ailleurs, pour cultiver notre image du goût et la mettre en
scène de façon attractive.
Bien sûr, l'image nous a familiarisé avec son référentiel rhétorique.
Nous n'écarterons pas cette piste. Elle offre, à n'en pas douter, des
potentialités figuratives de la saveur, sous l'attrait, notamment, de la
métaphore et de la métonymie, ces deux super-figures qui composent, faut-
il le rappeler, avec la condensation et le déplacement, pour donner une
forme de figurabilité aux sensations gustatives. Mais, par rapport à ces
conventions rhétoriques culturalisées, l'image se dote aujourd'hui d'une
prétention plus forte, comme si l'enjeu différentiel et qualitatif,
sémiotique pour nous, était d'atteindre ou de toucher au plus près les
sensations d'origine, de créer ou de restituer l'image du contact direct
avec la saveur, la sensation gustative. Passer ainsi des tropes aux
tropismes, ou plutôt y revenir, comme si l'image pouvait, en niant la
coupure sémiotique, entretenir ce rapport naturel, naturalisé, de contact
avec la saveur.
Nous ferons l'hypothèse que cette valorisation de l'empreinte de la
saveur, dans l'image, relève d'une sémiotique esthésique[3], donnant
priorité aux sensations dans l'émergence du sens, mais n'est pas sans
poser problème par rapport aux risques d'ontologisation de l'image, de
résurgence de l'épistémique dans la valeur d'authenticité que pourrait
conférer cette image de la saveur, par rapport à d'autres modalités
expressives ou figuratives. En prenant la mesure de ces questions qui
travaillent l'image à l'égard de l'ontologique, de l'épistémique, mais
aussi du rhétorique, tout particulièrement sous l'effet de présence de
marques, traces ou empreintes de la saveur, nous resterons dans un cadre
sémiotique d'interprétation de l'image, en termes de plan d'expression et
de stratégies énonciatives.
Mais l'orientation esthésique, valorisée ici, à travers la
sollicitation de la trace et de l'empreinte, ne peut écarter les
dimensions phénoménologiques et sensibles impliquées dans la construction
du sens. D'ailleurs, si l'empreinte de la saveur doit composer avec
l'image du monde naturel, on trouve déjà chez Greimas et Courtès la trace
de cette phénoménalité : « Par rapport à la structure « profonde » de
l'univers, qui est d'ordre physique, chimique, biologique, etc., le monde
naturel correspond, pour ainsi dire, à sa structure « de surface » ;
c'est, d'autre part, une structure « discursive » car il se présente dans
le cadre d'une relation sujet / objet, il est l'énoncé construit par le
sujet humain et déchiffrable par lui. » (1979 : 233). Le monde naturel
est donc présenté comme un construit phénoménologique, à l'intérieur du
rapport sujet / objet et par « réduction » de l'être à l'être perçu, à la
phénoménalité, ce qui n'est pas sans conséquence sur la trace qui peut en
subsister dans l'image.
Mais le premier point à considérer est bien celui de la saveur, car
au-delà de son champ définitionnel, son étendue perceptive nous mettra
sur la voie de son extension figurative possible à exploiter au niveau de
l'image.



1) La saveur : de l'image sensorielle à l'image sensible

Difficile d'entrer dans l'univers figuratif de la saveur si elle
devait se limiter à un pur phénomène physiologique, délesté de charge
sémantique et symbolique. Peu de place pour la communication et ses
traces sémiotiques, si le goût ne siégeait que dans l'activation de nerfs
ou ce que l'on appelle la sensibilité chimique, dès lors que les trois
catégories de sensations impliquées dans le goût, saveurs, arômes et
sensations trigéminales ne se conçoivent qu'en rapport avec les
propriétés moléculaires des stimuli.
Mais, dans sa présentation et description du cerveau gourmand, un
spécialiste des neuro-sciences, comme André Holley (Holley, 2006) est
bien vite amené à parler d'image sensorielle, de forme sensorielle,
d'activité perceptive qui, certes, ne doivent pas se confondre, comme
mécanismes neuro-physiologiques, avec une vision formelle et matérielle
de l'iconicité, mais conduisent à envisager des changements de qualité,
de forme, d'expansion sensible, dans le mouvement des sensations aux
perceptions.
En intégrant des phénomènes comme la visée sélective, l'attention ou
la mémoire, les perspectives psychologiques et cognitives débordent le
cadre physiologique de l'image sensorielle, pour ouvrir un espace plus
directement figuratif de sensations et de représentations, en quelque
sorte matérialisées en formes, mouvements, figures et images des
sensations internes proprement dites. Par exemple, on aura la sensation,
plaisante ou désagréable, que le goût prend naissance dans notre palais,
qu'il procède par touches ou par attaque, gagne en volume, se prolonge ou
s'efface, s'étire ou se contracte, avec d'incessants mouvements internes.
Un théâtre interne s'anime, les sens prennent un rythme et une intensité,
sans pouvoir retenir la naissance des images et leur expansion, comme un
plan d'expression perceptif (Bordron, 2007) qui préfigure un plan
d'expression visuel ou lui donne toutes les ressources expressives pour
faire image.
Au-delà de la sensation interne, il est donc plus juste de parler
d'activité perceptive qui se donne et donne à la communication, un
premier espace figuratif matérialisé par les objets sensoriels qui s'en
détachent. Cette activité met en ?uvre aussi bien la mémoire des objets
et des situations, que la logique des sensations au c?ur des logiques
d'action, liées à la consommation, la dégustation. Cela renvoie à un
espace polysensoriel et multimodal qui compose avec les mots et les mets,
le temps, l'espace, le mouvement et tous nos sens.
Cette activité perceptive complexe, avec l'espace sémiotique qu'elle
ouvre en s'émancipant, par synesthésie et par expansion figurative, de la
sensation première ou dominante vaut aussi pour les objets sensoriels que
nous abordons par la médiation des images. Sans prise directe sur la
saveur, nous ne sommes pas moins immergés dans une scène gustative et
activité perceptive qui peuvent, au besoin, se refermer uniquement sur
une forme alimentaire, comme concentré de propriétés sensibles : taille,
forme, couleur, disposition, orientation, distance, lumière, contrastes.
La perceptive visuelle prend place à l'intérieur d'une activité
perceptive élargie, où chaque propriété du plan de l'expression, chaque
élément du contenu, peut servir de signe d'appel, de trace figurative
pour embrayer sur l'image de la saveur.
La saveur est déjà, en situation naturelle, un exercice de perception
et de reconstruction des propriétés phénoménales de la relation à l'objet
alimentaire. On peut faire l'hypoth