La doctrine coloniale africaine de Paul Leroy-Beaulieu - L'esprit ...

1. La doctrine coloniale africaine de Paul Leroy-Beaulieu. (1870-1916) : essai d'
analyse thématique. Xavier Daumalin, Umr Telemme, Université de Provence ...
de presse[4] et rédige une vingtaine de livres[5] dont le plus célèbre ? De la
colonisation chez les peuples modernes ? connaît six éditions entre 1874 et
1908.

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La doctrine coloniale africaine de Paul Leroy-Beaulieu
(1870-1916) : essai d'analyse thématique Xavier Daumalin, Umr Telemme, Université de Provence
Paul Leroy-Beaulieu est né à Saumur, en 1843, dans une grande famille
bourgeoise orléaniste et d'origine normande[1]. Fils et petit fils de
députés-maires - son père et son grand-père furent tous deux maires de
Lisieux et députés du Calvados -, Paul Leroy-Beaulieu effectue des études
brillantes au lycée Bonaparte - aujourd'hui Condorcet -, fait son droit à
Paris, puis voyage en Italie et en Allemagne où il suit des cours de
philosophie, d'histoire et d'économie politique dans les universités de
Bonn et de Berlin (1864-1865). De retour en France, il choisit l'économie
politique. Il entre à la rédaction de la Revue des deux mondes en 1869,
collabore au Journal des débats à partir de 1871 et débute une carrière
professorale dès l'année suivante en obtenant d'Emile Boutmy la chaire des
finances de la toute nouvelle Ecole libre des sciences politiques. Son
mariage en 1870 avec Cordélia Chevalier, fille du célèbre économiste qui a
inspiré et négocié le traité de libre-échange franco-anglais de 1860 voulu
par Napoléon III, lui permet d'intégrer des cercles encore plus fermés et
prestigieux : en 1878, il est ainsi élu membre de l'Académie des sciences
morales et politiques où Michel Chevalier siège depuis 1851 ; en 1879, il
reprend au Collège de France la chaire d'économie politique occupée par
Michel Chevalier depuis 1840 - et avant lui par les libéraux Jean-Baptiste
Say et Pellegrino Rossi -, poste qu'il conserve sans discontinuer jusqu'en
1916. Conseiller général dans l'Hérault pendant près de vingt ans - là
encore, il succède à Michel Chevalier[2] -, fondateur, éditorialiste et
directeur de l'hebdomadaire libéral L'Economiste français de 1873 à
1916[3], il collabore encore à de nombreux organes de presse[4] et rédige
une vingtaine de livres[5] dont le plus célèbre - De la colonisation chez
les peuples modernes - connaît six éditions entre 1874 et 1908. Cet ouvrage
lui vaut d'être à la fois reconnu comme un des grands théoriciens de la
colonisation française et comme l'économiste qui a entraîné le libéralisme
français sur la voie de la colonisation, rompant ainsi avec l'héritage de
ses illustres prédécesseurs Jean-Baptiste Say, Frédéric Bastiat ou Louis
Reybaud[6]. Fortement influencée par le cours de l'histoire et les spécificités réelles
ou supposées des sociétés et des territoires soumis à la colonisation, la
doctrine de Leroy-Beaulieu est toutefois difficile à appréhender dans sa
globalité. Suivant les auteurs qui le citent, il apparaît tantôt comme un
défenseur des colonies de peuplement, parfois comme un adepte de la
colonisation économique, voire comme le promoteur d'une expansion coloniale
motivée par des raisons stratégiques, sans que l'on sache toujours avec
précision à quel moment il adopte telle ou telle position, quelles sont les
régions du globe concernées par ses projets, ni si ses conceptions ont
évolué au cours de sa longue carrière de journaliste et d'économiste. Dans
le cadre de cet article, nous nous limiterons à l'analyse de l'aspect le
plus significatif de sa doctrine coloniale - la question africaine - en
nous appuyant principalement sur les articles livrés à la Revue des deux
mondes (1869-1916), à L'Economiste français (1873-1916) et sur les
différentes éditions des trois ouvrages spécifiquement consacrés à la
colonisation : De la colonisation chez les peuples modernes ; L'Algérie et
la Tunisie ; Le Sahara, le Soudan et les chemins de fer transsahariens[7]. 1. L'utopie sociale et politique On ne peut saisir la complexité de la réflexion coloniale de Leroy-Beaulieu
sans se référer à la vision de l'histoire de l'humanité qu'il développe
dans Recherches économiques historiques et statistiques sur les guerres
contemporaines (1869), son deuxième ouvrage, et dans une vaste étude
consacrée à la question ouvrière publiée dans la Revue des deux mondes
entre mars et juillet 1870[8]. Reprenant à son compte, en les adaptant,
certains concepts définis par Charles Fourier et le philosophe
évolutionniste anglais Herbert Spencer, Leroy-Beaulieu divise l'histoire de
l'humanité en trois stades successifs - l'état sauvage, la barbarie et la
civilisation -, chacun d'entre eux ayant des caractéristiques politiques,
économiques et sociales spécifiques[9]. Sans entrer trop précisément dans
les détails, retenons simplement que le sauvage correspond à un nomade
vivant en petits groupes de la cueillette, de la chasse ou de la pêche. Il
ignore la culture et doit constamment se battre pour assurer sa survie. Le
barbare, plus évolué, connaît la sédentarisation, la propriété collective,
pratique une certaine division des tâches entre les individus mais vit de
façon autarcique dans le cadre de la tribu. La situation politique des
barbares est d'autre part assez instable en raison de la fréquence des
guerres tribales. Quant à l'état de civilisation, vers lequel les Européens
tendent encore même s'ils représentent la partie la plus évoluée de
l'humanité, elle correspond à une situation de paix universelle où règne
l'aisance et l'ordre grâce à un essor technique et industriel sans limite
fondé sur la libre entreprise, le libre-échange et une division très
poussée du travail. Les individus sont alors presque tous des bourgeois qui
innovent sans cesse tout en respectant les traditions de leurs ancêtres. Ce
sont des citoyens libres, responsables, volontairement soumis à un Etat
dont ils sont en quelque sorte des membres actionnaires, comme dans une
immense société anonyme. Le passage de l'un à l'autre de ces stades
s'effectue grâce à la diffusion progressive de deux valeurs fondamentales :
l'esprit de tradition et l'esprit d'initiative. Le développement de ces
deux valeurs, qualifiées de bourgeoises, amorce le mouvement vers la
civilisation. Elles apparaissent tout d'abord chez certains individus par
l'action de la Providence, puis se transmettent de génération en génération
par hérédité et grâce à une éducation familiale et scolaire adéquate. Cette conception de l'histoire de l'humanité, mélange de libéralisme et de
saint-simonisme, est soutenue et complétée par d'autres convictions. En
tant que chrétien, Leroy-Beaulieu croit tout d'abord au monogénisme de
l'espèce humaine. Comme beaucoup de ses contemporains, il est également
convaincu que tous les peuples de la terre évoluent vers le même type de
civilisation et que les différences de développement constatées chez
certains d'entre eux ne sont que des retards chronologiques pouvant être
rapidement corrigés par une éducation appropriée plus ou moins longue. Dans
la foulée de cet européocentrisme assez classique, Leroy-Beaulieu considère
qu'il existe une sorte de devoir naturel des civilisés à lutter contre la
barbarie et que les peuples dits retardataires ont droit à la civilisation,
comme des enfants ont droit à une éducation. Cette dialectique du
droit/devoir, présente chez d'autres auteurs de son époque comme Victor
Hugo, s'inscrit ainsi dans la même logique intellectuelle que celle des
partisans de l'abolition de l'esclavage. Sa vision de l'histoire de
l'humanité le conduit enfin à revendiquer l'hégémonie politique de la
bourgeoisie sur la société, celle-ci apparaissant par essence comme étant
la catégorie sociale la mieux placée pour préparer l'avènement de la
civilisation telle qu'il la conçoit : « Elle a l'esprit de tradition et
l'esprit d'initiative. Elle réunit l'un et l'autre dans la plus parfaite
mesure. Aussi est-elle à la fois un guide et un modérateur. Grâce à ses
qualités, elle est l'âme du progrès régulier. »[10] C'est même une sorte de
mandat divin puisque, dans les premiers temps de l'histoire humaine,
l'esprit de tradition et l'esprit d'initiative ont été introduits par la
Providence. Son européocentrisme se double donc d'un certain sociocentrisme
qui, en réalité, est un vrai projet politique. Reste à évoquer de quelle manière le fait colonial vient se greffer sur
cette conception de l'histoire de l'humanité. Dans la préface de la seconde
édition de L'Algérie et la Tunisie (1897), Leroy-Beaulieu déclare avoir
entrevu la colonisation comme un idéal dans ses rêveries de jeunesse.
Pourtant, lorsqu'en 1869, l'année précédant son mariage avec une des filles
de Chevalier, il présente à l'Académie des sciences morales et politiques
son mémoire sur Le système colonial et les peuples modernes, il n'exprime
pas le souhait que la France s'engage dans une politique d'expansion
coloniale[11]. Fidèle à la tradition du libéralisme de l'époque, il n'y
voit aucun intérêt pour la métropole et conseille même à l'Etat de
surveiller ceux qui abusent de la crédulité des candidats colons par une
propagande mensongère. La première inflexion sérieuse à cette opposition à
la colonisation apparaît en septembre 1870, pendant la guerre franco
prussienne. Inquiet de la tournure prise par les premiers engagements,
Leroy-Beaulieu s'interroge sur les raisons des revers militaires de la
France et dresse un double constat. Il accuse tout d'abord Napoléon III de
n'avoir pas su développer chez les Français des qualités morales et
intellectuelles suffisamment dynamiques. Sous son régime, les Français
auraient vécu trop repliés sur eux-mêmes, ils auraient été « ignorants et
dédaigneux des langues, des m?urs, des institutions et des contrées
étrangères », ils se seraient enfermés dans un isolement intellectuel et
auraient « négligé les initiatives hardies et les grandes entreprises qui
favorisent les moeurs laborieuses et persévérantes »[12]. Le Second Empire
aurait, en quelque sorte, interrompu la marche de la France vers la
civilisation et d'autres nations, dont la Prusse, l'auraient alors
dépassée : « Il était temps qu'une violente secousse nous tirât de ce
sommeil et, si pénible qu'ait été ce réveil en sursaut, il peut être
considéré à un point de vue général comme un bienfait. »[13] Dans ce même