Oppression et liberté - kiosquenet

Ce qui est sûr, c'est que, si le fascisme italien n'a obtenu la concentration des
pouvoirs politiques qu'après de longues années qui ont épuisé son élan, ..... De
même, la couche sociale définie par l'exercice des fonctions d'administration n'
acceptera jamais, quel que soit le régime légal de la propriété, d'ouvrir l'accès de
ces ...

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Simone Weil
Oppression et Liberté
Table des matières Perspectives. Allons-nous vers la révolution prolétarienne ?
Réflexions concernant la technocratie, le national-socialisme,
l'U.R.S.S. et quelques autres points
Sur le livre de Lénine « Matérialisme et empiriocriticisme »
Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale
Fragments 1933-1938.
Examen critique des idées de révolution et de progrès
Méditation sur l'obéissance et la liberté
Sur les contradictions du marxisme
Fragments, Londres 1943
Y a-t-il une doctrine marxiste ?
Perspectives.
Allons-nous vers la révolution prolétarienne ? Je n'ai que mépris pour le mortel qui se réchauffe
avec des espérances creuses. Sophocle
Retour à la table des matières Le moment depuis longtemps prévu est arrivé, ou le capitalisme est sur le
point de voir son développement arrête par des limites infranchissables. De
quelque manière que l'on interprète le phénomène de l'accumulation, il est
clair que capitalisme signifie essentiellement expansion économique et que
l'expansion capitaliste n'est plus loin du moment où elle se heurtera aux
limites mêmes de la surface terrestre. Et cependant jamais le socialisme
n'a été annoncé par moins de signes précurseurs. Nous sommes dans une
période de transition ; mais transition vers quoi ? Nul n'en a la moindre
idée. D'autant plus frappante est l'inconsciente sécurité avec laquelle on
s'installe dans la transition comme dans un état définitif, au point que
les considérations concernant la crise du régime sont passées un peu
partout a l'état de lieux communs. Certes on peut toujours croire que le
socialisme viendra après-demain, et faire de cette croyance un devoir ou
une vertu ; tant que l'on entendra de jour en jour par après-demain le
surlendemain du jour présent, on sera sûr de n'être jamais démenti ; mais
un tel état d'esprit se distingue mal de celui des braves gens qui croient,
par exemple, au jugement dernier. Si nous voulons traverser virilement
cette sombre époque, nous nous abstiendrons, comme l'Ajax de Sophocle, de
nous réchauffer avec des espérances creuses. Tout au long de l'histoire, des hommes ont lutté, ont souffert et sont
morts pour émanciper des opprimés. Leurs efforts, quand ils ne sont pas
demeurés vains, n'ont jamais abouti à autre chose qu'à remplacer un régime
d'oppression par un autre. Marx, qui en avait fait la remarque, a cru
pouvoir établir scientifiquement qu'il en est autrement de nos jours, et
que la lutte des opprimés aboutirait à présent à une émancipation
véritable, non à une oppression nouvelle. C'est cette idée, demeurée parmi
nous comme un article de foi, qu'il serait nécessaire d'examiner à nouveau,
à moins de vouloir fermer systématiquement les yeux sur les événements des
vingt dernières années. Épargnons-nous les désillusions de ceux qui, ayant
lutté pour Liberté, Égalité, Fraternité, se sont trouvés un beau jour avoir
obtenu, comme dit Marx, Infanterie, Cavalerie, Artillerie. Encore ceux-là
ont-ils pu tirer quelque enseignement des surprises de l'histoire ; plus
triste est le sort de ceux qui ont péri en 1792 ou 93, dans la rue ou aux
frontières, dans la persuasion qu'ils payaient de leur vie la liberté du
genre humain. Si nous devons périr dans les batailles futures, faisons de
notre mieux pour nous préparer à périr avec une vue claire du monde que
nous abandonnerons. La Commune de Paris a donné un exemple, non seulement de la puissance
créatrice des masses ouvrières en mouvement, mais aussi de l'incapacité
radicale, d'un mouvement spontané quand il s'agit de lutter contre une
force organisée de répression. Août 1914 a marqué la faillite de
l'organisation des masses prolétariennes, sur le terrain politique et
syndical, dans les cadres du régime. Dès ce moment, il a fallu abandonner
une fois pour toutes l'espérance placée dans ce mode d'organisation non
seulement par les réformistes, mais par Engels. En revanche, Octobre 1917
vint ouvrir de nouvelles et radieuses perspectives. On avait enfin trouvé
le moyen de lier l'action légale à l'action illégale, le travail
systématique des militants disciplinés au bouillonnement spontané des
masses. Partout dans le monde devaient se former des partis communistes
auxquels le parti bolchevik communiquerait son savoir ; ils devaient
remplacer la social-démocratie, qualifiée par Rosa Luxembourg, dès
août 1914, de « cadavre puant », et qui n'allait pas tarder à disparaître
de la scène de l'histoire ; ils devaient s'emparer du pouvoir à brève
échéance. Le régime politique créé spontanément par les ouvriers de Paris
en 1871, puis par ceux de Saint-Pétersbourg en 1905, devait s'installer
solidement en Russie et couvrir bientôt la surface du monde civilisé.
Certes l'écrasement de la Révolution russe par une intervention brutale de
l'impérialisme étranger pouvait anéantir ces brillantes perspectives ; mais
à moins d'un semblable écrasement, Lénine et Trotsky étaient surs
d'introduire dans l'histoire précisément cette série de transformations et
non pas une autre. Quinze ans se sont écoulés. La Révolution russe n'a pas été écrasée. Ses
ennemis extérieurs et intérieurs ont été vaincus. Cependant nulle part sur
la surface du globe, y compris le territoire russe, il n'y a de soviets ;
nulle part sur la surface du globe, y compris le territoire russe, il n'y a
de parti communiste proprement dit. Le « cadavre puant » de la social-
démocratie a continué quinze ans durant a corrompre l'atmosphère politique,
ce qui n'est guère le fait d'un cadavre ; s'il a été finalement en grande
partie balayé, ç'a été par le fascisme et non par la révolution. Le régime
issu d'Octobre, et qui devait s'étendre ou périr, s'est fort bien adapté,
quinze ans durant, aux limites des frontières nationales ; son rôle à
l'extérieur consiste à présent, comme les événements d'Allemagne le
montrent avec évidence, à étrangler la lutte révolutionnaire du
prolétariat. La bourgeoisie réactionnaire a fini par s'apercevoir elle-même
qu'il est bien près d'avoir perdu toute force d'expansion, et se demande si
elle ne pourrait pas à présent l'utiliser en contractant avec lui, en vue
des guerres futures, des alliances défensives et offensives (cf. la
Deutsche Allgemeine Zeitung du 27 mai). À vrai dire ce régime ressemble au
régime que croyait instaurer. Lénine dans la mesure où il exclut presque
entièrement la propriété capitaliste ; pour tout le reste, il en est très
exactement le contre-pied. Au lieu d'une liberté effective de la presse,
l'impossibilité d'exprimer un jugement libre sous forme de document
imprimé, ou dactylographié, ou manuscrit, ou même par la simple parole,
sans risquer la déportation ; au lieu du libre jeu des partis dans les
cadres du système soviétique, « un parti au pouvoir, et tous les autres en
prison » ; au lieu d'un parti communiste destiné à rassembler, en vue d'une
libre coopération, les hommes qui posséderaient le plus haut degré de
dévouement, de conscience, de culture, d'esprit critique, une simple
machine administrative, instrument passif aux mains du Secrétariat, et qui,
au dire de Trotsky lui-même, n'a d'un parti que le nom ; au lieu de
soviets, de syndicats et de coopératives fonctionnant démocratiquement et
dirigeant la vie économique et politique, des organismes portant à vrai
dire les mêmes noms, mais réduits à de simples appareils administratifs ;
au lieu du peuple armé et organisé en milices pour assurer à lui seul la
défense à l'extérieur et l'ordre à l'intérieur, une armée permanente, une
police non contrôlée et cent fois mieux armée que celle du tsar ; enfin et
surtout, au lieu des fonctionnaires élus, sans cesse contrôlés, sans cesse
révocables, qui devait assurer le gouvernement en attendant le moment où
« chaque cuisinière apprendrait à gouverner l'État », une bureaucratie
permanente, irresponsable, recrutée par cooptation, et possédant, par la
concentration entre ses mains de tous les pouvoirs économiques et
politiques, une puissance jusqu'ici inconnue dans l'histoire. La nouveauté même d'un semblable régime le rend difficile à analyser.
Trotsky persiste à dire qu'il s'agit d'une « dictature du prolétariat »,
d'un « État ouvrier » bien qu'à « déformations bureaucratiques », et que,
concernant la nécessité, pour un tel régime, de s'étendre ou de périr,
Lénine et lui ne se sont trompés que sur les délais. Mais quand une erreur
de quantité atteint de telles proportions, il est permis de croire qu'il
s'agit d'une erreur portant sur la qualité, autrement dit sur la nature
même du régime dont on veut définir les conditions d'existence. D'autre
part, nommer un État « État ouvrier » quand on explique par ailleurs que
chaque ouvrier y est placé, économiquement et politiquement, a l'entière
discrétion d'une caste bureaucratique, cela ressemble a une mauvaise
plaisanterie. Quant aux « déformations », ce terme, singulièrement mal à sa
place concernant un État dont tous les caractères sont exactement l'opposé
de ceux que comporte théoriquement un État ouvrier, semble impliquer que le
régime stalinien serait une sorte d'anomalie ou de maladie de la Révolution
russe. Mais la distinction entre le pathologique et le normal n'a pas de
valeur théorique. Des