Les hauts revenus et la redistribution en France au 20ème siècle

Par comparaison, en 1998, le taux marginal supérieur de 54% s'applique aux
revenus imposables supérieurs à 293600 francs (cf. chapitre 2, tableau 4-5). ....
par le passé, le législateur n'a fait d'une certaine façon qu'enregistrer le fait que
les très hauts revenus du capital avaient beaucoup perdu de leur importance, et
qu'il ...

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Chapitre 5 : Qui a payé quoi ? Dans ce chapitre, nous présentons nos estimations des taux moyens
d'imposition effectivement subis par les différents fractiles de hauts
revenus au titre de l'impôt sur le revenu entre 1915 et 1998, estimations
qui ont été obtenues en combinant les informations législatives données
dans le chapitre précédent et les estimations du niveau des différents
fractiles de hauts revenus décrites dans la première partie. L'étude de la
législation de l'impôt sur le revenu nous a déjà permis de repérer
plusieurs évolutions fort révélatrices de la façon dont l'inégalité des
revenus fut perçue en France au cours du 20ème siècle, notamment pour ce
qui concerne la hausse vertigineuse des taux marginaux supérieurs à la
suite de la première guerre mondiale, le conflit récurrent entre revenus
salariaux et revenus non-salariaux et l'évolution spectaculaire du
traitement infligé aux revenus du capital. Mais pour aller plus loin dans
l'étude des perceptions, la connaissance de la législation et des taux
marginaux des barèmes d'imposition est insuffisante : il est nécessaire
d'analyser également la position hiérarchique précise des fractiles de
« hauts » revenus auxquels les gouvernements qui se sont succédés ont jugé
bon de faire payer des impôts importants (et inversement la position
précise des fractiles de revenus qu'ils ont jugé bon d'épargner), ce que
seule l'estimation des taux moyens d'imposition par fractile et de leur
évolution permet d'apprécier correctement. De même, pour pouvoir se faire
une idée de l'impact économique de l'impôt sur le revenu sur l'accumulation
et la reconstitution de patrimoines importants en France au 20ème siècle,
la connaissance du taux marginal supérieur des barèmes successifs ne suffit
pas : il est indispensable de connaître l'évolution des taux moyens
d'imposition effectivement subis par les différents fractiles de très hauts
revenus.
Nous commencerons par examiner ce que l'évolution séculaire de la
concentration de l'impôt sur le revenu nous apprend au sujet de l'évolution
de la notion de « haut » revenu en France entre 1915 et 1998 : dans quelle
mesure les chocs du « premier vingtième siècle » ont-ils véritablement
transformé les perceptions et les représentations de l'inégalité ? (section
1). Nous poursuivrons l'analyse de cette question centrale en nous
concentrant ensuite sur les rares augmentations d'impôt assumées et
affichées en tant que telles, à commencer par celles de 1936 et de 1981,
ainsi que sur les augmentations d'impôt « virtuelles » figurant dans les
programmes électoraux socialistes et communistes, et nous verrons que
l'étude comparative des fractiles de « hauts » revenus concernés par ces
hausses d'impôt permet de mieux comprendre la vision que les mouvements
politiques qui choisirent de les mettre en place (ou de les proposer)
avaient de la redistribution des revenus (section 2). Puis nous
abandonnerons le terrain des perceptions pour étudier l'impact économique
que l'impôt sur le revenu a eu sur les inégalités depuis sa création par la
loi du 15 juillet 1914, en distinguant l'impact immédiat sur l'inégalité
présente des revenus disponibles et l'impact dynamique sur les inégalités
patrimoniales futures, impact dynamique dont tout laisse à penser qu'il a
joué un rôle décisif (section 3). 1. Qui sont les « hauts » revenus ? Les enseignements des évolutions
séculaires Ainsi que nous l'avons déjà noté dans le chapitre précédent, l'histoire
de l'impôt sur le revenu ne nous permet pas seulement d'évaluer le poids de
la charge fiscale effectivement subie par les uns et les autres : la
législation fiscale est également une source extrêmement riche permettant
d'étudier comment la question de l'inégalité et de la redistribution fut
perçue aux différentes époques. De fait, si l'on examine l'évolution sur
longue période de la structure des barèmes et des taux d'imposition
appliqués aux différents fractiles de hauts revenus entre 1915 et 1998, on
constate plusieurs transformations séculaires importantes, et ces
transformations sont extrêmement révélatrices de la façon dont les
représentations de l'inégalité ont évolué en France au cours du 20ème
siècle.
La première grande transformation séculaire est liée à l'abaissement
spectaculaire du niveau des « hauts » revenus concernés par les tranches
supérieures des barèmes d'imposition : les barèmes appliquées depuis la
seconde guerre mondiale se mirent à stigmatiser des « hauts » revenus
structurellement moins élevés que ceux que le législateur du début du
siècle et de l'entre-deux-guerres s'autorisait à exhiber, ce qui nous
semble être la meilleure preuve du fait que le législateur avait pleinement
conscience de l'ampleur de l'effondrement subi par les très hauts revenus
du capital à la suite des crises de la période 1914-1945 (section 1.1). La
seconde transformation importante est liée au fait que l'impôt sur le
revenu, qui pendant longtemps a été un impôt ne frappant qu'une petite
élite, est progressivement devenu un « impôt de masse » : en particulier,
les « classes moyennes » (fractile P90-95) et autres « classes moyennes
supérieures » (fractile P95-99), qui en pratique étaient quasiment
exonérées de l'impôt sur le revenu dans l'entre-deux-guerres, ont perdu ce
statut privilégié depuis 1945 (section 1.2). La portée de ces deux
évolutions doit toutefois être relativisée : nous verrons que, en dépit de
ce trend important de « déconcentration », l'impôt sur le revenu est resté
un impôt très fortement concentré, destiné principalement à taxer
lourdement les strates supérieures du centile supérieur de la hiérarchie
des revenus, et non pas à réduire de façon substantielle les disparités de
niveaux de vie séparant les « classes moyennes » (fractile P90-95) et
autres « classes moyennes supérieures » (fractile P95-99) du reste de la
population, disparités dont la légitimité n'a jamais été véritablement
remise en cause (section 1.3). Autrement dit, on ne s'autorise plus guère
depuis la seconde guerre mondiale à montrer du doigt les très hauts revenus
du capital des « 200 familles », mais les « classes moyennes » sont restées
des « classes moyennes », dans le sens où leur position sociale n'a jamais
cessé de faire l'objet d'un certain consensus. 1.1. La disparition des très hauts revenus Si l'on se limitait à l'étude du taux marginal supérieur, on serait tenté
de conclure que l'impôt sur le revenu a atteint son « régime de croisière »
dès le début des années 1920 : le taux marginal supérieur a dépassé 60% à
la suite de la loi du 25 juin 1920, et il s'est depuis lors presque
toujours situé entre 50% et 80% (cf. chapitre 4, graphique 4-1). Le
problème, évidemment, est que le niveau atteint par le taux marginal
supérieur, aussi suggestif soit-il, n'est qu'un indicateur très partiel du
poids véritable de l'impôt sur le revenu : tout dépend des niveaux de
revenus et du nombre de contribuables auxquels ce taux et les taux
inférieurs du barème s'appliquent. Le seuil de revenu au-delà duquel le
taux supérieur du barème commence à s'appliquer, même s'il ne permet pas
d'estimer précisément les taux moyens d'imposition subis par les différents
fractiles de la hiérarchie des revenus (il faut pour cela prendre en compte
l'ensemble des tranches du barème, ce que nous ferons plus loin), mérite
une attention particulière : ce seuil exprime l'idée que se font les
gouvernements et les forces politiques et sociales qui les soutiennent de
ce qu'est un « très haut » revenu, tellement « haut » qu'il est inutile de
chercher à poursuivre plus loin la progression des taux du barème.
En l'occurrence, le Bloc National avait décidé que le nouveau taux
supérieur de 50% (62,5% en intégrant les majorations applicables aux
contribuables sans enfant) institué par la loi du 25 juin 1920, et
applicable dès l'imposition des revenus de 1919, concernerait les revenus
imposables supérieurs à 550000 francs de l'époque (cf. chapitre 4, tableau
4-2). Ce seuil de 550000 francs correspond à un revenu fiscal (avant tout
abattement ou déduction) exprimé en francs de 1998 de l'ordre de 5 millions
de francs.[1] Les tranches de revenus instituées par le Bloc National, et
en particulier le seuil de 550000 francs, s'appliquèrent sans discontinuer
jusqu'en 1935, puis le Front Populaire décida en 1936 d'adopter un nouveau
barème, dont la tranche supérieure concernait les revenus imposables
supérieurs à 1,33 millions de francs de l'époque (cf. chapitre 4, tableau 4-
3). Ce seuil de 1,33 million de francs correspond à un revenu fiscal (avant
tout abattement ou déduction) exprimé en francs de 1998 de près de 7
millions de francs.[2]
Par comparaison, en 1998, le taux marginal supérieur de 54% s'applique
aux revenus imposables supérieurs à 293600 francs (cf. chapitre 2, tableau
4-5). Il faut certes prendre en compte le fait que ce seuil est exprimé en
termes de « revenu imposable par part de quotient familial », et que les
contribuables de la fin du siècle bénéficient également d'un certain nombre
d'abattements et de déductions. Mais, même en se plaçant dans le cas le
plus favorable, on constate que ce seuil de 293600 francs de revenu
imposable par part correspond pour les célibataires à un seuil de l'ordre
de 400000 francs de revenu fiscal (avant tout abattement ou déduction), et
pour les couples mariés à un seuil de l'ordre de 800000 francs.[3]