Terre Lucide, entretiens sur les météores.doc - Luc-Olivier d ...
Les arbres tombent en poussière ou se pétrifient, sont dévorés par les termites
..... D'où tant de proverbes (« le diable porte pierre ») et de contes où le diable se
...... Voilà qui est clair, et surtout qui est logique ; encore une fois, au contraire des
...... D'ailleurs exercez-vous à cet exercice, aussi peu littéraire que possible, qui ...
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Luc-Olivier d'ALGANGE - Philippe BARTHELET Terre lucide
Entretiens sur les météores
PREMIER ENTRETIEN :
C'était à Paris, non loin de la Bourse, dans une brasserie pleine de
lustres et de cristaux, où les tabliers blancs des garçons, leurs
serviettes amidonnées, les têtes dorées des bouteilles de champagne
empilées dans la glace d'une vasque d'argent sur le comptoir, faisaient
chercher malgré soi, sur les banquettes voisines et dans les miroirs
alentour, la silhouette frileuse de Marcel Proust, seul et curieux devant
son ?uf à la coque et ses mouillettes ou bien le rire bedonnant de Léon
Daudet, attablé la serviette au col devant des escargots, la bouteille
d'anjou-villages dûment fleurdelysée à portée de la main dans le seau
couvert de buée.
L'un des commensaux, sans doute parce qu'il était en retard,
n'en finissait pas de s'émerveiller de la relativité du temps : - Imaginer un temps où toutes les choses sont à la même date est une
illusion de professeur, c'est-à-dire une imbécillité d'étudiant monté en
graine... Qui déciderait si nous sommes ici au début du XXIe siècle ou
plutôt à celui du XXe ? Si le « temps est gentilhomme », comme disent les
Italiens, il peut bien ménager à qui les perçoit ces coïncidences
intemporelles... - Cher ami, repartit son compagnon, encore un effort, comme dirait le
divin marquis... Que si il tempo è galentuomo, sa galanterie ne s'arrêtera
pas en si bon chemin, et peut encore nous remonter d'un siècle... Imaginez-
vous dans la première année du règne de « Napoléon, empereur de la
République », pendant cet été où l'on rêvait encore à l'invasion de
l'Angleterre... Toutes les pensées allaient au camp de Boulogne ; ici, la
Bourse, dont nous apercevons les colonnes en nous penchant, n'existait pas
encore : on l'avait installée dans le ci-devant basilique Notre-Dame des
Victoires. Tout le monde n'avait pas encore eu le temps de lire le Génie du
christianisme...
- Ces propos sur la comète, repartit le retardataire, d'autres que
nous les ont tenus à ce moment-là : ils sont un exemple bien intimidant. Je
veux parler des trois interlocuteurs des Soirées de Saint-Pétersbourg, le
Comte, le Sénateur et le Chevalier. Si parva licet prenons-les comme
modèles, le temps d'une conversation. Nous laisserons le troisième siège,
que l'on n'espère pas trop périlleux, à l'ami de passage qui voudra bien
tenir sa partie dans notre conversation, s'il vient ; à défaut de la Néva,
la Seine n'est pas trop loin et surtout, nous avons mieux que le Pierre Ier
de Falconet : le cavalier royal de la place des Victoires.
- Prenons garde que le cheval de Louis XIV, au contraire de celui du
Czar, n'a pas besoin d'un serpent pour se cabrer : on oublie toujours le
serpent d'airain au pied du cheval, le comte de Maistre lui-même semble ne
pas l'avoir vu. Alexander Blok prophétisait quant à lui la victoire du
serpent...
- Convenons donc de tout cela, et que notre brasserie parisienne
fait une acceptable terrasse pétersbourgeoise. Et partons donc de Joseph de
Maistre, et de ce qui est sans doute le schibboleth de toute son ?uvre -
comme sans doute de tout effort véridique de déchiffrement des temps
nouveaux nés de 1789 - : que ce qu'il faut faire c'est non pas une
révolution contraire, mais le contraire de la révolution : devons-nous dire
de la même façon, en transposant à peine, que ce qu'il faut écrire c'est
non pas de la littérature contraire mais le contraire de la littérature ?
Philippe Barthelet :
- Les inventeurs de la « littérature », du mot et de la chose, les soi-
disant « philosophes » du XVIIIe siècle, il faudrait les appeler une secte,
ce qu'ils étaient. L'étymologie du mot est bifide, et cumule les
disgrâces : « sector » (de sequor ), suivre et « seco », couper. On erre en
troupeau. La littérature, par la volonté de ses inventeurs, est une
coupure, une rupture (une roture, c'est le même mot) d'avec ce qui nourrit
et vivifie - d'avec l'origine. D'où ce gigantesque oubli de l'âme du monde
pour finir par ne plus connaître que les moindres replis de la conscience
individuelle. On passe ainsi d'Homère à Henry James, lequel est sans aucun
doute un horloger d'une prodigieuse minutie, mais enfin il faut bien
convenir que c'est une minutie stérile... (les biographes d'Henry James
supposent d'ailleurs qu'il n'avait aucune expérience de la chair, ce qui,
eu égard à son ?uvre et, comment dire, à l'intention de celle-ci, n'est
peut-être pas sans écho ni importance). Vous me direz que nous sommes
désormais très loin de ces joyaux inféconds, et que nous avons chu depuis
belle - ou laide - lurette dans les limbes de l'infra-psychologie. Julien
Gracq, pour l'opposer au sentiment cosmique des romantiques allemands,
déplorait le côté « fleur coupée » du roman psychologique à la française :
la fleur coupée peut faire illusion quelque temps, dans un vase ; mais elle
devient vite fleur fanée, puis encore plus vite fleur pourrie. Nous en
sommes là : au fumier, lequel, malgré toutes ses prétentions exagératrices,
et d'un ennui accablant...
Luc-Olivier d'Algange :
- L'oubli de l'âme du monde, de la source vive, nous condamne à
vivre dans le délétère des citernes croupissantes. La secte immense, - et
je rejoins ici ce que vous nous disiez à propos de l'identité foncière du
sectaire et du démagogue, - la secte globalisée, « universelle », se paye
de mots, élève les mots en abstractions vengeresses pour obstruer le ciel.
Jadis Dieu était le Verbe ; désormais les mots sont divinisés, on sacrifie
et se sacrifie pour eux, on cède à leur force d'expropriation. C'est avec
des mots que l'on nous chasse et que l'on nous tue. Nous étions là, entre
la courbe du ciel et celle de la terre, entre l'angélus et les rumeurs du
vent, entre le fleurissement de la terre et celui des Idées, dans la haute
et profonde légitimité du silence, dans un vaste assentiment aux êtres et
aux choses, dans la louange et la gratitude, et voici que nous sommes dans
le nulle part, expropriés, et contraints à guerroyer avec des armes qui ne
sont point les nôtres : il n'y a plus que des mots pour lutter contre les
mots idolâtrés - à la façon dont Paracelse recommande l'usage du venin.
Vous nous disiez aussi tout le mal que vous pensiez de la
« reconstruction » programmée des Tuileries, hyperbole de l'adoration
moderne pour l'antiquaille, pour la manie rénovatrice, pour ce folklore
inepte de salle des ventes qui ont, pour aboutissement logique les « parcs
d'attraction » (mieux vaudrait dire de répulsion !). Ces choses dépourvues
de sens, coupées, gagneraient peut-être à être ruinées par le temps, qui
honore autant qu'il détruit, à disparaître enfin, à redevenir idées, au
lieu d'être ravalées, et ravalées au rang de décors pour touristes, au
point que l'on en vient presque à comprendre, mais sans vraiment les
croire, ces futuristes italiens qui, gorgés de cocaïne, en arpentant les
riches tapis de leurs hôtels de luxe, rêvaient de nous débarrasser de ce
fatras ! La reconstruction est le pendant de la « déconstruction » chère à
la critique universitaire qui ne fut jamais rien d'autre qu'une ruse
consistant à traiter les ?uvres de telle sorte à n'en rien recevoir ;
autrement dit à changer l'or en plomb, dans une alchimie à rebours, l'?uvre
en « texte » dont on dépouille administrativement les procédés et les
rhétoriques. D'où l'importance d'opposer l'?uvre au travail, l'otium à
toute activité utile, c'est-à-dire asservie.
Si l'?uvre est une relation avec tout ce qui est, le texte est
une expérience à l'intérieur de ce qui n'est pas, du néant. À cet égard, le
mérite d'Henry James est d'avoir fait, en matière de psychologie, le tour
de la question, si bien qu'il rend par avance obsolètes les romans
« psychologiques » qui lui succèderont et feront ainsi figure de
trottinettes après l'invention de la Bentley ! Raison de plus pour se
désintéresser de la psychologie. Les hommes sont universellement mus par
l'amour, le ressentiment, le désir de reconnaissance : la belle affaire !
Mais seul est intéressant ce qui les différencie, ce qu'ils explorent.
L'instrument importe moins que la musique. Il faudra bien un jour cesser de
détailler ce qui est semblable pour s'intéresser au dissemblable, où gît le
véritable secret de la ressemblance avec nous-mêmes ; autrement dit, avec
le « Soi » dont parle Ramana Maharshi. Ce qui différencie les hommes, ce
qui les rend aimables n'a rien d'individuel : ce sont les langues, les
religions, les civilisations. L'?cuménisme est à la mode mais c'est aux
disputes théologiques que l'humanité (mais j'ose à peine employer le mot !)
doit d'avoir été moins bête qu'elle ne l'eût été ou qu'elle ne l'est
actuellement. L'universalité métaphysique, ésotérique, ne dissout ni ne
dissipe les différences exotériques mais leur donne une signification
heureuse, non sans circonscrire cette signification à un espace précis,
infranchissable, sinon au péril d'outrecuider. C'est en ce sens que l'on
peut dire que le contraire de la littérature, qui est l'ésotérique, le
chemin intérieur de la littérature, contient la littérature, que le c?ur,
dans son possible, est plus vaste que la périphérie, que toute intériorité
est comme le disait Novalis « extériorité véritable ».
Philippe Barthelet :