Les mystères de Paris I - Bibliothèque électronique

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Eugène Sue


Les mystères de Paris



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Eugène Sue

1804-1857











Les mystères de Paris


Tome premier











La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 355 : version 3.0











Du même auteur, à la Bibliothèque :



Le Juif errant


















Les mystères de Paris





Édition de référence :

Robert Laffont, coll. Bouquins. 2005.

















Première partie








I





Le tapis-franc




Un tapis-franc, en argot de vol et de meurtre, signifie un estaminet ou
un cabaret du plus bas étage.

Un repris de justice, qui, dans cette langue immonde, s'appelle un ogre,
ou une femme de même dégradation, qui s'appelle une ogresse, tiennent
ordinairement ces tavernes, hantées par le rebut de la population
parisienne ; forçats libérés, escrocs, voleurs, assassins y abondent.

Un crime a-t-il été commis, la police jette, si cela se peut dire, son
filet dans cette fange ; presque toujours elle y prend les coupables.

Ce début annonce au lecteur qu'il doit assister à de sinistres scènes ;
s'il y consent, il pénétrera dans des régions horribles, inconnues ; des
types hideux, effrayants, fourmilleront dans ces cloaques impurs comme les
reptiles dans les marais.

Tout le monde a lu les admirables pages dans lesquelles Cooper, le
Walter Scott américain, a tracé les m?urs féroces des sauvages, leur langue
pittoresque, poétique, les mille ruses à l'aide desquelles ils fuient ou
poursuivent leurs ennemis.

On a frémi pour les colons et pour les habitants des villes, en songeant
que si près d'eux vivaient et rôdaient ces tribus barbares, que leurs
habitudes sanguinaires rejetaient si loin de la civilisation.

Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes
de la vie d'autres barbares aussi en dehors de la civilisation que les
sauvages peuplades si bien peintes par Cooper.

Seulement les barbares dont nous parlons sont au milieu de nous ; nous
pouvons les coudoyer en nous aventurant dans les repaires où ils vivent, où
ils se rassemblent pour concerter le meurtre, le vol, pour se partager
enfin les dépouilles de leurs victimes.

Ces hommes ont des m?urs à eux, des femmes à eux, un langage à eux,
langage mystérieux, rempli d'images funestes, de métaphores dégouttantes de
sang.

Comme les sauvages, enfin, ces gens s'appellent généralement entre eux
par des surnoms empruntés à leur énergie, à leur cruauté, à certains
avantages ou à certaines difformités physiques.

Nous abordons avec une double défiance quelques-unes des scènes de ce
récit.

Nous craignons d'abord qu'on ne nous accuse de rechercher des épisodes
repoussants, et, une fois même cette licence admise, qu'on ne nous trouve
au-dessous de la tâche qu'impose la reproduction fidèle, vigoureuse,
hardie, de ces m?urs excentriques.

En écrivant ces passages dont nous sommes presque effrayé, nous n'avons
pu échapper à une sorte de serrement de c?ur... nous n'oserions dire de
douloureuse anxiété... de peur de prétention ridicule.

En songeant que peut-être nos lecteurs éprouveraient le même
ressentiment, nous nous sommes demandé s'il fallait nous arrêter ou
persévérer dans la voie où nous nous engagions, si de pareils tableaux
devaient être mis sous les yeux du lecteur.

Nous sommes presque resté dans le doute ; sans l'impérieuse exigence de
la narration, nous regretterions d'avoir placé en si horrible lieu
l'explosion du récit qu'on va lire. Pourtant nous comptons un peu sur
l'espèce de curiosité craintive qu'excitent quelquefois les spectacles
terribles.

Et puis encore nous croyons à la puissance des contrastes.

Sous ce point de vue de l'art, il est peut-être bon de reproduire
certains caractères, certaines existences, certaines figures, dont les
couleurs sombre, énergiques, peut-être même crues, serviront de repoussoir,
d'opposition à des scènes d'un tout autre genre.

Le lecteur, prévenu de l'excursion que nous lui proposons d'entreprendre
parmi les naturels de cette race infernale qui peuple les prisons, les
bagnes, et dont le sang rougit les échafauds... le lecteur voudra peut-être
bien nous suivre. Sans doute cette investigation sera nouvelle pour lui ;
hâtons-nous de l'avertir d'abord que, s'il pose d'abord le pied sur le
dernier échelon de l'échelle sociale, à mesure que le récit marchera,
l'atmosphère s'épurera de plus en plus.

Le 13 décembre 1838, par une soirée pluvieuse et froide, un homme d'une
taille athlétique, vêtu d'une mauvaise blouse, traversa le pont au Change
et s'enfonça dans la Cité, dédale de rues obscures, étroites, tortueuses,
qui s'étend depuis le Palais de Justice jusqu'à Notre-Dame.

Le quartier du Palais de Justice, très circonscrit, très surveillé, sert
pourtant d'asile ou de rendez-vous aux malfaiteurs de Paris. N'est-il pas
étrange, ou plutôt fatal, qu'une irrésistible attraction fasse toujours
graviter ces criminels autour du formidable tribunal qui les condamne à la
prison, au bagne, à l'échafaud !

Cette nuit-là, donc, le vent s'engouffrait violemment dans les espèces
de ruelles de ce lugubre quartier ; la lueur blafarde, vacillante, des
réverbères agités par la bise, se reflétait dans le ruisseau d'eau noirâtre
qui coulait au milieu des pavés fangeux.

Les maisons, couleur de boue, étaient percées de quelques rares fenêtres
aux châssis vermoulus et presque sans carreaux. De noires, d'infectes
allées conduisaient à des escaliers plus noirs, plus infects encore, et si
perpendiculaires, que l'on pouvait à peine les gravir à l'aide d'une corde
à puits fixée aux murailles humides par des crampons de fer.

Le rez-de-chaussée de quelques-unes de ces maisons était occupé par des
étalages de charbonniers, de tripiers ou de revendeurs de mauvaises
viandes.

Malgré le peu de valeur de ces denrées, la devanture de presque toutes
ces misérables boutiques était grillagée de fer, tant les marchands
redoutaient les audacieux voleurs de ce quartier.

L'homme dont nous parlons, en entrant dans la rue aux Fèves, située au
centre de la Cité, ralentit beaucoup sa marche : il se sentait sur son
terrain.

La nuit était profonde, l'eau tombait à torrents, de fortes rafales de
vent et de pluie fouettaient les murailles.

Dix heures sonnaient dans le lointain à l'horloge du Palais de Justice.

Des femmes embusquées sous des porches voûtés, obscurs, profonds comme
des cavernes, chantaient à demi-voix quelques refrains populaires.

Une de ces créatures était sans doute connue de l'homme dont nous
parlons ; car, s'arrêtant brusquement devant elle, il la saisit par le
bras.

- Bonsoir, Chourineur[1].

Cet homme, repris de justice, avait été ainsi surnommé au bagne.

- C'est toi, la Goualeuse[2], dit l'homme en blouse ; tu vas me payer
l'eau d'aff[3], ou je te fais danser sans violons !

- Je n'ai pas d'argent, répondit la femme en tremblant ; car cet homme
inspirait une grande terreur dans le quartier.

- Si ta filoche est à jeun[4], l'ogresse du tapis-franc te fera crédit
sur ta bonne mine.

- Mon Dieu ! je lui dois le loyer des vêtements que je porte...

- Ah ! tu raisonnes ? s'écria le Chourineur. Et il donna dans l'ombre et
au hasard un si violent coup de poing à cette malheureuse, qu'elle poussa
un cri de douleur aigu.

- Ça n'est rien que ça, ma fille ; c'est pour t'avertir...

À peine le brigand avait-il dit ces mots, qu'il s'écria avec un
effroyable jurement :

- Je suis piqué à l'aileron ; tu m'as égratigné avec tes ciseaux.

Et furieux, il se précipita à la poursuite de la Goualeuse dans l'allée
noire.

- N'approche pas, ou je te crève les ardents avec mes fauchants[5], dit-
elle d'un ton décidé. Je ne t'avais rien fait, pourquoi m'as-tu battue ?

- Je vais te dire ça, s'écria le bandit en s'avançant toujours dans
l'obscurité. Ah ! je te tiens ! et tu vas la danser ! ajouta-t-il en
saisissant dans ses larges et fortes mains un poignet mince et frêle.

- C'est toi qui vas danser ! dit une voix mâle.

- Un homme ! Est-ce toi, Bras-Rouge ? réponds donc et ne serre pas si
fort... j'entre dans l'allée de ta maison... ça peut bien être toi...

- Ça n'est pas Bras-Rouge, dit la voix.

- Bon, puisque ça n'est pas un ami, il va y avoir du raisiné par
terre[6], s'écria le Chourineur. Mais à qui donc la petite patte que je
tiens là ?

- C'est la pareille de celle-ci.

Sous la peau délicate et douce de cette main qui vint le saisir
brusquement à la gorge, le Chourineur sentit se tendre des nerfs et des
muscles d'acier.

La Goualeuse, réfugiée au fond de l'allée, avait lestement grimpé
plusieurs marches ; elle s'arrêta un moment, et s'écria en s'adressant à
son défenseur inconnu :

- Oh ! merci, monsieur, d'avoir pris mon parti. Le Chourineur m'a battue
parce que je ne voulais pas lui payer d'eau-de-vie. Je me suis revengée,
mais je n'ai pu lui faire grand mal avec mes petits ciseaux. Maintenant je
suis en sûreté, laissez-le ; prenez bien garde à vous, c'est le Chourineur.

L'effroi qu'inspirait cet homme était bien grand.

- Mais