Orthodoxie philosophique et Inquisition romaine au ... - Hal-SHS

Ce livre fait suite à 'La philosophie de l'existence et autres essais'. H. Arendt .....
Apprentissage approfondi, à travers une série d'exercices gradués, de la ... Le
corrigé des exercices et des thèmes est présenté sous forme orale, pour acquérir
 ...

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Orthodoxie philosophique et Inquisition romaine aux 16e-17e siècles
Un essai d'interprétation* par
Francesco Beretta CNRS, UMR 5190 LARHRA
I.S.H.,
14 - 16 Avenue Berthelot
69363 LYON CEDEX 07
francesco.beretta@ish-lyon.cnrs.fr
http://larhra.ish-lyon.cnrs.fr Si on parcourt les travaux, plus ou moins récents, consacrés aux procès
des philosophes dans l'Italie du 16e-17e siècles, on constate, en dépit des
progrès accomplis dans l'affinement des analyses, la permanence de quelques
grandes catégories d'interprétation : le fait de postuler l'existence a
priori d'une orthodoxie philosophique catholique ; l'interprétation des
procès des philosophes comme expression de l'effort de la part de
l'« Eglise » pour réaffirmer cette orthodoxie ; l'impact des condamnations,
et notamment de celle de Galilée, sur la recherche scientifique italienne
qui auraient entravé son développement. Cette conceptualité est marquée,
dans sa genèse, par les affrontements idéologiques propres à une autre
époque, c'est-à-dire au combat, dès le milieu du 19e siècle, visant la
laïcisation de la société européenne. On sait que, au niveau des
représentations, ce combat s'est concentré sur de grandes figures
symboliques telles Galilée ou Giordano Bruno, la 'science' ayant à
remplacer la 'foi' pour fonder une nouvelle société. L'inadéquation de ces
catégories historiographiques concerne en particulier le concept
d'« Eglise », en fait trop imprécis, surtout dans une dimension de longue
durée, et qui ne fait que reprendre -en l'employant comme catégorie
d'analyse historique- une notion proprement métahistorique, développée par
les théologiens qui postulent une continuité substantielle de l'orthodoxie
ecclésiastique depuis les origines. Je crois qu'on aurait intérêt à
remplacer toujours « Eglise » par le terme concret qui est, chaque fois,
visé -le pape, la hiérarchie ecclésiastique, les théologiens- et à
comprendre l'orthodoxie comme processus, comme produit toujours pluriel et
en évolution permanente d'affrontements entre les représentants de
conceptions différentes.[1]
Le sous-titre « Essai d'interprétation » souligne que je me limite à
proposer une contribution au renouvellement de l'outillage conceptuel, tout
en synthétisant les acquis de l'historiographie et en présentant quelques
cas, de la fin du 15e siècle au procès de Galilée, qui paraissent comme
particulièrement significatifs.[2] Les procès des philosophes seront
analysés en tant qu'expression du fonctionnement d'un espace savant dans
lequel se situent des acteurs qui se caractérisent par différents types
d'outillage intellectuel et qui sont en concurrence, voire en conflit entre
eux. Cet espace intellectuel se configure en champs disciplinaires
distincts mais qui présentent des intersections -pour ce qui est de notre
sujet la philosophie naturelle et la théologie- et il se structure autour
d'institutions de production et de régulation du savoir. [3]
Au c?ur de l'enquête se trouve la question de la production d'orthodoxie
en matière de philosophie naturelle. Deux éléments caractérisent l'espace
intellectuel italien aux 16e-17e siècles: premièrement, la présence d'une
pluralité de positions, d'un conflit entre différentes conceptions de
l'orthodoxie philosophique : aristotélisme séculier des Universités ;
aristotélisme christianisé des Ordres mendiants, puis des jésuites ;
platonisme et philosophies naturelles alternatives, plus ou moins
christianisées selon la situation des acteurs dans l'espace intellectuel.
Deuxièmement, la mise en place, dès la deuxième moitié du 16e siècle, de
l'Inquisition romaine, institution judiciaire qui dispose d'un pouvoir de
coercition important, dont ses membres profiteront pour imposer
officiellement leur propre conception de l'orthodoxie philosophique. La
condamnation de Galilée à abjurer l'héliocentrisme représente l'une des
expressions de ce phénomène et elle soulève une question qui sera le point
de départ de notre enquête : pourquoi le jésuite Melchior Inchofer
applique les dispositions du Concile de Latran V (1513) -qui concernent les
tenants de l'aristotélisme séculier, ceux-là mêmes qui seront un siècle
plus tard des adversaires farouches de Galilée- à la nouvelle astronomie
héliocentrique ? La naissance du champ philosophique au 13e siècle : trois formes
d'orthodoxie Avant d'analyser la configuration de l'espace intellectuel italien au
temps de Latran V, dans lequel s'inscrit cette importante production d'une
législation pénale en matière de philosophie naturelle, il faut remonter au
13e siècle, car c'est à l'époque de la réception de l'?uvre d'Aristote dans
l'Occident latin que les théologiens ont développé la critériologie
promulguée officiellement en 1513. Par critériologie, j'entends une
réflexion sur la validité de la connaissance dont le but est de définir le
degré de certitude des assertions produites par les disciplines
scientifiques afin d'établir une hiérarchie entre elles.
La doctrine de Thomas d'Aquin, qui exercera une grande influence par la
suite, illustre parfaitement les deux principes essentiels de la
critériologie scolastique. Premièrement, le théologien dominicain considère
que tout le contenu de l'Écriture appartient à la foi, même les parties ne
concernent pas directement le salut: « se rattache à l'objet de la [foi]
par accident et de façon secondaire tout ce qu'on trouve dans la Sainte
Écriture que Dieu nous a donnée: par exemple qu'Abraham eut deux fils ».[4]
Dieu, Vérité première, est l'auteur de l'Écriture et garantit sa véracité
qui est donc absolue.[5] Deuxièmement, pour Thomas d'Aquin, la théologie
est une science, au sens aristotélicien, qui fonde ses démonstrations sur
les principes révélés par Dieu. En vertu de la véracité de la Révélation
biblique, son degré de certitude est supérieur à celui des disciplines
fondées sur le savoir humain. Cette conception de la critériologie fonde
une hiérarchie des sciences et attribue à la théologie l'aptitude à juger
des conclusions des autres disciplines : «tout ce qui, dans ces sciences,
se trouverait contredire la vérité exprimée par la science sacrée doit être
condamné comme faux».[6] De plus, selon le théologien dominicain, les
thèses des philosophes qui contredisent la foi ne sont pas seulement
fausses, elles sont indémontrables : « En effet, puisque la foi s'appuie
sur la vérité infaillible, et qu'il est impossible de démontrer le
contraire du vrai, il est manifeste que les arguments qu'on apporte contre
la foi ne sont pas de vraies démonstrations, mais des arguments
réfutables »[7].
L'originalité de Thomas d'Aquin réside dans le fait d'avoir tenté de
sauvegarder l'idéal augustinien de l'unité du savoir, qui avait caractérisé
jusque-là le travail théologique, tout en lui appliquant la nouvelle notion
de science produite par la révolution intellectuelle qui se manifeste dans
l'Occident latin au cours du 13e siècle, avec la réception de la
philosophie naturelle aristotélicienne.[8] Pour ce qui est de la méthode,
le nouveau savoir scientifique se structure autour de deux éléments
essentiels : le développement d'un outillage logique très poussé qui est le
produit de l'engouement pour la dialectique que connaît l'Occident latin
depuis le début du 12e siècle ; la redécouverte, grâce au mouvement de
traductions qui se déploie depuis le milieu du 12e siècle, d'un corpus de
textes hérités de l'Antiquité qui est exploité pour obtenir de nouvelles
connaissances sur le monde, la nature, l'homme. Au milieu du 13e siècle,
après des résistances et des atermoiements, les ?uvres d'Aristote
deviennent les textes de base de l'enseignement philosophique, ce qui est
officialisé, par exemple, dans les statuts de la Faculté des arts de Paris,
en 1255. On assiste ainsi à l'émergence d'une nouvelle orthodoxie du
paradigme scientifique. Cette orthodoxie n'est pas imposée de l'extérieur,
elle résulte de l'évolution de l'outillage intellectuel des acteurs :
désormais pour être considéré comme spécialiste du savoir philosophique, il
faut maîtriser un outillage dialectique développé et l'appliquer à un
corpus de textes étendu, réunissant les ?uvres d'Aristote et de ses
commentateurs.
Comme il n'y a pas, jusqu'au milieu du 13e siècle, de distinction
structurelle entre champ philosophique et champ théologique, la réception
du savoir aristotélicien a été l'?uvre des théologiens, ce qui a
profondément modifié leur façon de concevoir leur propre discipline. La
dialectique en est ainsi devenue le fondement, suscitant la discussion
d'innombrables questions et conduisant à accorder une importance
fondamentale, à côté de la Bible, au recueil des Sentences de Pierre
Lombard. En outre, la réception des ?uvres d'Aristote s'est faite d'abord
selon des lectures conformes à l'outillage intellectuel des théologiens, en
intégrant des ?uvres apocryphes, tel le Liber de causis, ou en privilégiant
certains commentateurs, tel Avicenne. On sauvegardait ainsi la conception
augustinienne de l'unité du savoir qui voit dans la culture profane une
simple propédeutique à la théologie : la science sacrée se fonde sur la
certitude de l'Ecriture, alors que l