Edmond About - Académie de Strasbourg

S'il eût créé une nouvelle Suisse à nos dépens, l'unité, la grandeur et la
prospérité ..... Un jour, je ne sais quand, j'y ai vu un train en partance ; le
conducteur criait de ce .... mois sur les champs de bataille, aux ambulances et
dans les hôpitaux militaires. ...... Les Allemands se rembrunissent un peu, mais l'
exercice continue.

Part of the document


Edmond About Alsace
1871-1972 A mon fils, pour qu'il se souvienne.
1871 Avant-Propos Le malheur, un malheur cruellement logique et où la fatalité n'est pour
rien, a voulu que la France fût vaincue en 1870, démembrée en 1871.
Par la révolution de Février, nous avions obtenu le suffrage universel, que
personne ne désirait ni ne connaissait chez nous. Le suffrage universel,
introduit sans préparation chez un peuple ignorant, peu lettré et
généralement monarchique, courut d'instinct au despotisme. Si le 2 décembre
fut un crime, ce crime eut presque autant de complices qu'il y avait
d'électeurs dans le pays. Nous n'avons pas le droit d'oublier qu'au mois de
mai de l'année dernière, sept millions trois cent mille électeurs, parmi
lesquels M. Guizot, cette gloire, et M. Laboulaye, cette lumière,
confiaient les destins de la France au bon plaisir de Napoléon III.
L'empereur n'était plus jeune, et il était infatué au plus haut point par
une succession de victoires faciles. Il croyait à son étoile, à son génie,
au canon de bronze rayé, au fusil Chassepot, à la mitrailleuse de Meudon, à
la supériorité d'une armée qu'il avait énervée lui-même en remplaçant les
vieux ressorts du devoir et de l'honneur par un misérable intérêt d'argent.
Aigri, depuis quatre ans, par son mécompte de Sadowa, et directement
provoqué par l'intrigue des Prussiens en Espagne, il ne sut pas se
contenter d'une victoire diplomatique qui laissait son prestige intact. Il
se jeta tête baissée, et nous tous avec lui, dans une nouvelle aventure, où
la valeur de nos troupes ne pouvait contre-balancer ni la supériorité du
nombre, ni l'armement, ni la tactique de l'ennemi. Cette guerre,
étourdiment déclarée, fut conduite au début avec une mollesse et une
irrésolution qui livrèrent nos armées, l'une après l'autre, quand notre
unique chance de salut était dans la vivacité de l'attaque.
La camarilla militaire délibérait encore sur l'opportunité d'envahir
l'Allemagne par tel ou tel point de la frontière, que déjà nous étions nous-
mêmes envahis. Vaincus à Wissembourg, à Reichshoffen, à Forbach, à Sedan,
nous n'avions plus qu'à traiter de la paix, à payer nos erreurs et à
recommencer notre éducation politique et militaire. Paris en décida
autrement ; on croyait encore à Paris et dans presque toute la France à
l'improvisation des armées, à la supériorité de la passion sur la
discipline, à la sainte et irrésistible furie de la Marseillaise : on fit
donc une révolution et la légende de 1792 acheva notre ruine, que la
parodie de 1806 n'avait que trop bien commencée. L'idée républicaine, qui
se flattait de tout renverser devant elle, n'empêcha ni la chute de
Strasbourg, ni la chute de Metz, ni la chute de Paris. À la fin de janvier,
après des efforts héroïques et de sublimes dévouements, il ne nous restait
plus que l'alternative de capituler en masse, ou de laisser les Allemands
poursuivre jusqu'aux Alpes et aux Pyrénées leur pillage et leur dévastation
méthodiques. La nation, consultée, se voila la face et vota la paix.
Notre détresse était alors si grande et notre accablement si profond, que
les plénipotentiaires français purent à peine discuter, pour la forme, les
conditions dictées par l'ennemi. Nos routes ouvertes, nos places de guerre
occupées, les forts de Paris rendus, la capitale entourée de canons qui
pouvaient la brûler en deux heures, toutes les circonstances du traité de
Versailles, nous livraient pieds et poings liés à la discrétion du
vainqueur.
L'Europe, que nous avons troublée quelquefois, j'en conviens, mais que nous
avons plus souvent aidée, servie et secourue avec un dévouement assez
chevaleresque, ne se souvenait que de nos torts. Nos voisins les plus
proches et nos amis les plus obligés se désintéressaient avec affectation
de la querelle ; ils semblaient résignés d'avance à notre anéantissement,
comme si l'existence d'une nation française était indifférente à
l'équilibre des puissances. Personne ne s'entremit, pas une voix ne s'éleva
pour réclamer en notre faveur des conditions tolérables. L'empereur
d'Allemagne fit de nous ce qu'il voulut.
Il lui plut de nous arracher non-seulement nos épargnes d'un demi-siècle,
mais trois départements et demi : toute l'Alsace et un vaste lambeau de la
Lorraine.
Les philosophes de cour qui, dit-on, pullulent à Berlin, pourront justifier
la conquête de nos cinq milliards et montrer par quels caractères elle se
distingue d'un simple vol à main armée. Il n'entre pas dans mon plan de les
suivre sur ce terrain ; c'est exclusivement l'annexion qui m'occupe.
Si l'empereur Guillaume n'avait voulu, comme on l'a dit plusieurs fois en
son nom, que procurer la paix future et la sécurité de son peuple,
incessamment menacée par la France, il avait au lendemain de la victoire
une belle occasion sous la main. Une nécessité politique d'ordre supérieur
veut que le Rhin soit libre dans tout son cours et que depuis la Suisse
jusqu'à la Hollande une série ou une confédération de petits États neutres,
non militaires, placés sous la protection collective de l'Europe,
s'interpose comme un tampon de choc entre les Allemands et nous. L'empereur
Guillaume pouvait se faire l'exécuteur de cette loi fatale, et l'appliquant
à son profit contre la France, tracer une ligne pacifique, sans garnisons
ni forteresses, depuis Bâle jusqu'à Luxembourg. S'il eût créé une nouvelle
Suisse à nos dépens, l'unité, la grandeur et la prospérité du nouvel empire
germanique se trouvaient garanties contre un retour prochain de la fortune.
L'hégémonie prussienne, mieux abritée par une frontière inviolable que par
toutes les forteresses du monde, avait des années devant elle pour
consolider l'édifice qu'elle a échafaudé per fas et nefas en quelques mois.
Dans cette hypothèse, qui fut vraisemblable un moment, c'en était fait pour
toujours de la vieille unité française. Deux millions de Français,
émancipés sans l'avoir voulu, se seraient résignés à la longue. Les
déchirures qui ont pour effet de créer un être autonome se cicatrisent
naturellement. On ne se sépare pas sans regret d'une patrie aussi belle et
aussi glorieuse que la France, mais il n'est pas humiliant de n'appartenir
qu'à soi-même, de se donner les institutions les plus libérales de
l'Europe, de vivre sur sa propre richesse, de se soustraire aux charges
d'un passé ruineux et aux menaces d'un avenir tout noir d'orages, de former
un petit peuple indépendant, éclairé, laborieux, honnête, pacifique et
prospère.
Il n'est pas facile de dire ce que notre pays eût pensé et résolu au
lendemain d'un tel fait. Qui sait si cette France meurtrie, rançonnée et
démembrée ne se fût pas, elle aussi, résignée à son triste sort ? Les
vieilles nations sont sujettes à s'endormir dans leur infortune lorsqu'elle
n'est ni tout à fait honteuse ni absolument intolérable : témoin l'Autriche
après Sadowa. Le vainqueur ayant eu l'esprit de la laisser intacte, elle
est rentrée tout doucement dans ses habitudes, comme si la guerre ne lui
avait rien coûté ; en effet, elle n'avait perdu que sa prépondérance en
Allemagne. Nous-mêmes, malgré la légitime vivacité de nos ressentiments,
nous étions hommes à signer une paix durable et mortelle pour nous, si
l'Allemagne n'eût pris nos provinces. Du moins y aurions-nous regardé à
deux fois avant de troubler de nouveau la tranquillité européenne et
d'envahir à main armée l'Alsace et la Lorraine libres, neutres et sacrées.
Nos diplomates ont dit et répété dans leurs conférences avec le vainqueur :
"Renoncez à nous conquérir, et vous ferez une paix durable." La paix
durable, c'était la fin de nos grandeurs et la France réduite à l'état de
puissance secondaire. L'égoïsme, la paresse et la lâcheté n'attendaient
pour nous achever que la signature d'une paix acceptable et par conséquent
durable.
Heureusement pour notre honneur, les appétits rapaces de la Prusse ont
obscurci en elle le sens politique. La sécurité du vainqueur était
amplement garantie par l'interposition d'un État neutre entre la France
ouverte et l'Allemagne fermée : les conseillers de l'empereur Guillaume ont
voulu davantage. Ils se sont adjugé la frontière des Vosges, comme si leur
nouvel empire ne pouvait être garanti que par une muraille de la Chine. Non
contents d'interdire à notre armée le précieux recrutement qu'elle exerçait
en Alsace, dans la Moselle et dans une moitié de la Meurthe, ils ont cru
pouvoir s'assurer, d'un trait de plume, le concours militaire de jeunes et
fortes générations, élevées à l'ombre du drapeau tricolore, et nourries du
plus pur patriotisme français. Raisonnant par analogie, et tout fiers
d'avoir prussifié en quatre ans leurs annexés de 1866, ils s'imaginent que
les fils de l'Alsace et de la Lorraine entreront de plain-pied dans le
pangermanisme, comme des Hanovriens ou des Francfortois. À force de dire et
d'imprimer que, depuis Thionville jusqu'à Mulhouse, tous les Français sont
Allemands, les hommes d'État de Berlin ont peut-être fini par se duper eux-
mêmes : on croit si aisément ce qu'on désire !
On croit aussi ce que l'on craint ; c'est une autre infirmité de la pauvre
nature humaine, qui en a tant de toute sorte. Et peut-être, à l'heure où
j'écris, plus d'un bon citoyen, dans l'ouest, dans le centre ou dans le
midi de la France, se demande-t-il avec anxiété si les nouveaux sujets