Herméneutique contre dialectique - rare

Dans la Pratique du théâtre, l'abbé d'Aubignac écrit de la scène que « c'est où ....
Réduit à néant par l'usage récurrent du mot « rien » dans La Thébaïde[14], l'effort
... une stratégie hypocrite dissimulant l'effet des passions, l'exercice d'une ..... à l'
invraisemblance promue au rang de vérité et pourtant mêlée d'hésitation :.

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DOSSIER
Delphine Reguig, université Paris Sorbonne - Paris IV / CELLF 17e-18e
Herméneutique contre dialectique : la rhétorique argumentative dans La
Thébaïde, Britannicus, Mithridate
Dans la Pratique du théâtre, l'abbé d'Aubignac écrit de la scène que
« c'est où règne le Démon de l'inquiétude, du trouble et du désordre[i] »
et ce critique loue les délibérations élevées par le dramaturge au rang des
discours pathétiques qui, loin de n'être que de longues suites de raisons
rationnellement ordonnées, « portent le caractère Théâtral », c'est-à-dire,
« sont impétueux et par les raisonnements et les figures[ii] ». Tout poète
tragique relève le défi formulé par d'Aubignac affirmant d'une part que la
tragédie, imitation d'action par le discours, est, par nature, contraire
aux « discours » qui ne sont pas de ses « appartenances » et définissant
d'autre part le discours tragique comme une action même. C'est dans ce
cadre qu'il faut examiner la manière dont l'argumentation se trouve, chez
Racine[iii], enchâssée dans la structure dramatique de l'action de telle
sorte qu'elle participe de son dynamisme. La nécessité de l'argumentation
s'impose au genre tragique en tant qu'il met en scène le conflit. J.
Lecompte, dans sa thèse, rappelle ainsi que la contradiction des volontés
des différents acteurs est une caractéristique fondamentale de la tragédie
dans la définition proposée par le Père Rapin dans ses Réflexions sur la
Poétique[iv]. Le conflit garantit « l'agitation » qui, pour Rapin comme
pour d'Aubignac, maintient l'attachement du spectateur à la représentation.
Dans ce cadre, l'argumentation doit aussi s'analyser comme le lieu
d'exploration privilégié des rapports entre rhétorique externe et
rhétorique interne[v] : elle met certes en jeu la persuasion des
spectateurs mais surtout la mise en scène de la persuasion des personnages
les uns par les autres, c'est-à-dire la transformation du discours en objet
de spectacle pour ceux que d'Aubignac appelle les « regardants[vi] ». On a
beaucoup souligné l'omniprésence chez Racine de la rhétorique telle
qu'Aristote la définit au chapitre II de la Rhétorique, la manière
d'évaluer pour chaque question « ce qui peut être propre à persuader »,
l'art de considérer « ce qui est propre à persuader », la recherche des
preuves, « des ressources pour procurer des raisons[vii] » de croire. La
Thébaïde s'ouvre ainsi sur l'ambition persuasive de Jocaste :
Allons, chère Antigone, et courons de ce pas
Arrêter, s'il se peut, leurs parricides bras.
Allons leur faire voir ce qu'ils ont de plus tendre ;
Voyons si contre nous ils pourront se défendre,
Ou s'ils oseront bien, dans leur noire fureur,
Répandre notre sang pour attaquer le leur[viii].
Burrhus et Narcisse se disputent la persuasion de Néron et Mithridate,
entrant sur scène, entend se soustraire à tout effort persuasif :
Princes, quelques raisons que vous me puissiez dire,
Votre devoir ici n'a point dû vous conduire,
Ni vous faire quitter, en de si grands besoins,
Vous, le Pont, vous, Colchos, confiés à vos soins. [Britannicus, II,
2, v. 423-429]
Or, la perspective ouverte par les spécialistes de la rhétorique racinienne
(P. France, G. Declercq, M. Hawcroft) consiste à souligner à la fois la
compétence technique de personnages représentés en orateurs et leur
incompétence rhétorique fondamentale, manifeste dans leur impuissance à
rendre leur discours persuasif par incapacité notamment à s'adapter à leur
auditeur. Cette impossible adaptation est constatée par les spectateurs qui
se trouvent en mesure d'apprécier et de goûter, comme un plaisir
esthétique, ce que G. Declercq nomme « le spectacle d'impuissance
rhétorique » donné par la tragédie, celui d'« une rhétorique sans finalité
qui perd de vue son interlocuteur pour s'exercer sur l'orateur lui-
même[ix] ».
L'intensité pathétique de ce spectacle se trouve majorée, dans nos pièces
au programme en particulier, par l'instauration d'une dimension seconde de
l'argumentation. Car si le spectateur, par le procédé de l'ironie tragique,
est mis en position d'assister à l'échec persuasif des personnages[x], il
voit cette analyse anticipée et comme sans cesse tentée par les personnages
eux-mêmes. Le dispositif rhétorique intrascénique est lui-même organisé de
telle sorte que l'argumentation, dans ses procédés comme dans sa finalité,
se trouve faire l'objet de l'évaluation des personnages entre eux. Cette
évaluation intrascénique de l'argumentation des personnages par les
personnages se produit en fonction de la logique, de la pertinence, de
l'efficacité de cette argumentation. Cette figuration est également
essentielle pour la représentation de l'argumentation, c'est-à-dire sa
transformation en objet scénique. C'est là un élément supplémentaire de
tension dramatique et de production du pathétique car l'examen des raisons
des personnages les uns par les autres contribue au blocage de l'action et
donc à l'impasse que l'argumentation avait l'ambition, précisément, de
surmonter.
1. Le procédé et sa finalité
Le métadiscours argumentatif, dans les pièces qui nous sont proposées à
l'étude, ne s'absorbe pas dans le seul effort de réfutation ;
l'argumentation ne suscite pas seulement la contre-argumentation, elle
devient le support d'une argumentation au second degré : plutôt que de
répondre aux arguments présentés, pour instaurer une dialectique, les
personnages répondent par un commentaire sur l'argumentation présentée.
Dans un dédoublement lui aussi rhétorique entre la parole scénique et
l'intention réelle qui lui présiderait, l'argumentation est présentée comme
un ensemble de « procédés », de moyens artificiels qui ne servent qu'une
ambition pragmatique déliée de tout souci de vérité. Ce qui se trouve à
l'?uvre, c'est le déploiement récurrent de l'argument de la dissociation
entre le procédé utilisé par l'orateur et sa sincérité. Les personnages
raciniens se reprochent ainsi de méconnaître le précepte de Quintilien
selon lequel : « L'essentiel [...] est que prévale auprès de nous ce que
nous voulons voir prévaloir chez le juge, et que nous soyons touchés nous-
mêmes avant d'essayer de toucher les autres[xi] ». Cette distance entre
l'orateur et son discours est une faute argumentative qui nourrit
l'évaluation de l'argumentation des personnages par leurs auditeurs. Cette
évaluation se trouve utilisée comme une archi-preuve intrinsèque au
discours, retournée contre l'argumentation elle-même, désarmant et
« traversant[xii] » les « efforts[xiii] » de persuasion déployés par les
caractères.
Cette diversion s'enracine dans la conscience, exprimée sur la scène, des
limites pragmatiques de la persuasion. Réduit à néant par l'usage récurrent
du mot « rien » dans La Thébaïde[xiv], l'effort persuasif se trouve
dramatisé par sa dénonciation même[xv]. En conclusion de la scène IV, 3 de
La Thébaïde, Jocaste en fait l'amer constat :
Allez donc, j'y consens, allez perdre la vie ;
À ce cruel combat tous deux je vous convie ;
Puisque tous mes efforts ne sauraient vous changer,
Que tardez-vous ? [Thébaïde, v. 1179-1181]
Ce constat soutient lui-même une surenchère pathétique où l'argumentation
se trouve littéralement exténuée pour confiner à la provocation du scandale
logique [Thébaïde, v. 1183-1184] : « Surpassez, s'il se peut, les crimes de
vos pères ; / Montrez, en vous tuant, comme vous êtes frères. »
Pour Narcisse, Néron figure cet abandon de la tentative argumentative
lorsqu'il la remplace par un portrait de lui-même en orateur défait ; face
à Agrippine, l'empereur n'a plus de voix, son discours s'atrophie et cette
« nudité » de l'orateur démuni s'exprime dans une éthopée paradoxale qui
passe par les procédés du portrait pour précisément exprimer l'inefficacité
du discours :
Éloigné de ses yeux, j'ordonne, je menace,
J'écoute vos conseils, j'ose les approuver ;
Je m'excite contre elle, et tâche à la braver :
Mais (je t'expose ici mon âme toute nue)
Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
Soit que je n'ose encor démentir le pouvoir
De ces yeux où j'ai lu si longtemps mon devoir ;
Soit qu'à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d'elle,
Mais enfin mes efforts ne me servent de rien :
Mon génie étonné tremble devant le sien. [Britannicus, II, 2, v. 495-
505]
Néron se représente en orateur muet, donne à voir le mutisme qui l'affecte
lorsqu'il est soumis au regard d'Agrippine. Le pouvoir de ce regard entrave
toute expression de l'individu dans ce portrait pathétique d'un empereur
dépendant qui ne peut qu'atteindre le spectateur, ce « regardant » tout
puissant assistant au progrès de l'action en dépit des argumentations
déployées contre elle.
Vaine, l'argumentation est aussi dénoncée comme un faux-semblant, une
stratégie hypocrite dissimulant l'effet des passions, l'exercice d'une
sophistique utilitariste au service de l'intérêt qui prend le nom de
« chimère », « déguisements », « traverses », « mystère[xvi] ». Face à
elle, on se livre à des reformulations du discours d'autrui : corrections,
déductions, prolongements et conversions argumentatifs, inversion des rôles
argumentatifs (notamment dans le couple accusé/victime[xvii]) sont les
instruments de cette paraphrase[xviii]. Cette dernière sert une évaluation
en acte qui questionne la vraisemblance et donc l'efficacité de
l'argumentation en se substituant à une réponse elle-même argumentée sur la
pertinence des arguments et des preuves mobilisées. L'exposition de
Mithridate repose sur ces procédés de progression par transgression du
pacte rhétorique : on refuse de prendre l'argumentation pour ce qu'elle
veut être et on la considère comme une di