VIRNO Grammaire De La Multitude - Réseau Recherche-action

Quatrième journée : Dix thèses sur la multitude et le capitalisme post-fordiste ....
sorte d'unité qui a une volonté unique» (Hobbes 1642: XII, 8; mais aussi voir VI, 1
, note). ..... A l'exception de ces pages de Marx, je le répète, on a toujours
considéré ... Dans un écrit de jeunesse, Aristote (Protreptique, B43), compare la
vie du ...

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Grammaire de la multitude

Pour une analyse des formes de vie contemporaines

Paolo VIRNO

Trad de l'italien par Véronique Dassas : Grammatica della moltitudine, Rome
: Rubettino editore, 2001

Montréal : L'Éclat & Conjonctures, 2002, 140 pages.

ISBN : 2-84162-064-6

Publication électronique : http://www.lyber-
eclat.net/lyber/virno4/grammaire01.html




Sommaire
Avant propos 4
1. Peuple vs multitude: Hobbes et Spinoza 4
2. La pluralité exorcisée: le «privé» et l'«individuel» 5
3. Trois approches du Nombre 6
Première journée : Crainte et protection 8
1. Au-delà du couple peur/angoisse 8
2. Lieux communs et «general intellect» 10
3. Le public sans sphère pubre publique 13
4. Quel Un pour le Nombre ? 14
Deuxième journée : Travail, action, intellect 17
1. Juxtaposition de poiésis et praxis 18
2. De la virtuosité. D'Aristote à Glenn Gould 18
3. L'être parlant en tant qu'artiste-interprète 20
4. Industrie culturelle: anticipation et paradigme 21
5. Le langage en scène 23
6. Virtuosité au travail 24
7. L'intellect comme partition 25
8. Raison d'Etat et Exode 27
Troisième journée : La multitude comme subjectivité 31
1. Le principe d'individuation 31
2. Un concept équivoque: la biopolitique 34
3. Les tonalités émotives de la multitude 36
4. Le bavardage et la curiosité 39
Quatrième journée : Dix thèses sur la multitude et le capitalisme post-
fordiste 43
Thèse 1 : Le post-fordisme (et avec lui la multitude) est apparu, en
Italie, avec les luttes sociales que l'on a l'habitude de désigner comme le
«mouvement de 1977». 44
Thèse 2 : Le post-fordisme est la réalisation empirique du «Fragment sur
les machines» de Marx. 44
Thèse 3 : La multitude reflète en elle-même la crise de la société du
travail. 45
Thèse 4 : Pour la multitude post-fordiste, disparaît toute différence
qualitative entre temps de travail et temps de non-travail. 46
Thèse 5 : Dans le post-fordisme, il existe un écart permanent entre le
«temps de travail» et un «temps de production» plus long. 47
Thèse 6 : Le post-fordisme se caractérise par la cohabitation des modèles
de production les plus divers, et pour d'autres raisons, par une
socialisation hors travail essentiellement homogène. 48
Thèse 7 : Dans le post-fordisme, le general intellect ne coïncide pas avec
le capital fixe, mais se manifeste surtout comme interaction linguistique
du travail vivant. 48
Thèse 8 : L'ensemble de la force de travail post-fordiste, même la plus
déqualifiée, est force de travail intellectuelle, «intellectualité de
masse». 49
Thèse 9 : La multitude met hors jeu la «théorie de la prolétarisation». 50
Thèse 10 : Le post-fordisme est le «communisme du capital». 51
Bibliographie 53



Avant propos


1. Peuple vs multitude: Hobbes et Spinoza

Je considère que le concept de multitude, par opposition à celui, plus
familier, de «peuple», est un outil décisif pour toute réflexion sur la
sphère publique contemporaine. Il faut avoir à l'esprit que l'alternative
entre «peuple» et «multitude» a été au centre des controverses du XVIIe
siècle, au plan pratique (fondation des Etats centraux modernes, guerres de
religion, etc.) et au plan théorico-philosophique. Ces deux concepts
opposés l'un à l'autre, forgés au feu de contrastes très marqués, ont joué
un rôle de première importance dans la définition des catégories politico-
sociales de la modernité. Ce fut la notion de «peuple» qui l'emporta.
«Multitude» est le terme perdant, le concept qui a eu le dessous. Pour
décrire les formes de la vie en société et l'esprit public des grands Etats
qui venaient de se constituer, on ne parla plus de multitude, mais de
peuple. Reste à se demander si aujourd'hui, à la fin d'un cycle long, cette
ancienne dispute n'est pas en train de se réouvrir; si aujourd'hui, alors
que la théorie politique de la modernité subit une crise radicale, la
notion autrefois déboutée ne témoigne pas d'une extraordinaire vitalité,
prenant ainsi une revanche retentis

Hobbes et Spinoza sont les pères putatifs des deux polarités, peuple et
multitude. Pour Spinoza la multitudo désigne une pluralité qui persiste
comme telle sur la scène publique, dans l'action collective, dans la prise
en charge des affaires communes, sans converger vers un Un, sans s'évaporer
sur un mode centripète. Multitude est la forme d'existence sociale et
politique du Nombre1 en tant que Nombre: forme permanente, non épisodique
ou interstitielle. Pour Spinoza, la multitudo est la clef de voûte des
libertés civiles (cf. Spinoza 1677).

Hobbes déteste la multitude - j'utilise à dessein un terme passionnel, bien
peu scientifique - il se déchaîne contre elle. Dans l'existence sociale et
politique du Nombre en tant que Nombre, dans la pluralité qui ne converge
pas vers une unité synthétique, il voit le pire danger pour l'«empire
suprême», c'est-à-dire pour ce monopole de la décision politique qu'est
l'Etat. La meilleure façon de comprendre la portée d'un concept - celui de
multitude dans le cas qui nous occupe - est de l'examiner avec les yeux de
celui qui l'a combattu avec ténacité. C'est précisément celui qui veut
l'éliminer de l'univers théorique et pratique qui en saisit toutes les
implications et les nuances.

Avant d'exposer brièvement la façon dont Hobbes présente la multitude tant
détestée, il est bon de préciser le but que nous poursuivons ici. Je
voudrais montrer que la catégorie de la multitude (justement celle qui est
esquissée par Hobbes, son ennemi juré) aide à comprendre un certain nombre
de comportements sociaux contemporains. Après les siècles du «peuple» et
donc de l'Etat (Etat-nation, Etat centralisé, etc.), revient enfin se
manifester la polarité opposée, abrogée à l'aube de la modernité. La
multitude comme dernier cri de la théorie sociale, politique et
philosophique? Peut-être. Toute une gamme de phénomènes importants - jeux
de langage, formes de vie, propensions éthiques, caractères saillants de la
production matérielle actuelle - s'avère peu compréhensible, voire
complètement incompréhensible, si ce n'est à partir de la manière d'être du
Nombre. Pour enquêter sur cette manière d'être, il faut avoir recours à une
instrumentation conceptuelle assez variée: anthropologie, philosophie du
langage, critique de l'économie politique, réflexion éthique. Il faut
naviguer autour du continent-multitude en changeant souvent l'angle de la
perspective.

Ceci étant dit, voyons rapidement comment Hobbes, en adversaire perspicace,
définit la manière d'être du «Nombre». Pour Hobbes, c'est l'opposition
politique entre multitude et peuple qui est décisive. La sphère publique
moderne peut avoir soit l'une, soit l'autre comme centre de gravité. C'est
dans cette alternative que la guerre civile, qui toujours menace, trouve sa
forme logique. Le concept de peuple, selon les dires de Hobbes, est
étroitement corrélé à l'existence de l'Etat; de plus, il en est une
réverbération, un reflet: s'il y a Etat, il y a peuple. En l'absence
d'Etat, pas de peuple. Dans De Cive, livre dans lequel est décrite en long
et en large l'horreur de la multitude, on lit: «Le peuple est une sorte
d'unité qui a une volonté unique» (Hobbes 1642: XII, 8; mais aussi voir VI,
1, note).

Pour Hobbes, la multitude est inhérente à l'«état de nature», donc à ce qui
précède l'institution du «corps politique»; mais ce qui a précédé il y a
longtemps peut refaire surface, comme un «refoulé» qui revient se faire
valoir dans les moments de crise qui secouent parfois la souveraineté de
l'Etat. Avant l'Etat, il y avait le Nombre; après l'instauration de l'Etat,
il y a le peuple-Un, doté d'une volonté unique. La multitude, selon Hobbes,
a horreur de l'unité politique, elle est réfractaire à l'obéissance, ne
conclut pas de pactes durables, n'obtient jamais le status de personne
juridique parce qu'elle ne transfère jamais ses propres droits au
souverain. Ce «transfert», la multitude l'inhibe par le seul fait de sa
manière d'être (de son caractère pluriel) et d'agir. Hobbes, qui était un
grand écrivain, souligne de façon admirablement lapidaire en quoi la
multitude est contre l'Etat et, justement pour cette raison, contre le
peuple: «Les citoyens, quand ils se rebellent contre l'Etat, sont la
multitude contre le peuple» (ibidem). L'opposition entre les deux concepts
est ici mise au diapason: s'il y a du peuple, il n'y a pas de multitude;
s'il y a de la multitude, il n'y a pas de peuple. Pour Hobbes et pour les
apologistes de la souveraineté étatique du XVIIe, multitude est un concept-
limite, purement négatif: c'est-à-dire qu'il coïncide avec les risques qui
pèsent sur l'étatisme, c'est le grain de poussière qui peut parfois gripper
la «grande machine». Un concept négatif que la multitude: ce qui ne s'est
pas apprêté pour devenir peuple, dans la mesure où cela contredit
virtuellement le monopole de l'Etat sur la décision politique, bref un
relent de l'«état de nature» dans la société civile.


2. La pluralité exorcisée: le «privé» et l'«individuel»

Comment la multitude a-t-elle survécu à la création des Etats centraux?
Selon quelles formes dissimulées et rachitiques s'est-elle signalée après
la pleine affirmation du concept moderne de souveraineté? D'où en entend-on
l'écho? En simplifiant la question à l'extrême, essayons