Gambara - La Bibliothèque électronique
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Honoré de Balzac
Gambara
[pic]
BeQ
Honoré de Balzac
(1799-1850)
Études philosophiques
Gambara
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 1056 : version 1.0
Du même auteur, à la Bibliothèque :
Le père Goriot
Eugénie Grandet
La duchesse de Langeais
Gobseck
Le colonel Chabert
Le curé de Tours
La femme de trente ans
Gambara
Édition de référence :
Éditions Rencontre, Lausanne, 1968.
À M. le marquis de Belloy.
C'est au coin du feu, dans une mystérieuse, dans une splendide retraite
qui n'existe plus, mais qui vivra dans notre souvenir, et d'où nos yeux
découvraient Paris, depuis les collines de Bellevue jusqu'à celles de
Belleville, depuis Montmartre jusqu'à l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile, que,
par une matinée arrosée de thé, à travers les mille idées qui naissent et
s'éteignent comme des fusées dans votre étincelante conversation, vous
avez, prodigue d'esprit, jeté sous ma plume ce personnage digne d'Hoffman,
ce porteur de trésors inconnus, ce pèlerin assis à la porte du Paradis,
ayant des oreilles pour écouter les chants des anges, et n'ayant plus de
langue pour les répéter, agitant sur les touches d'ivoire des doigts brisés
par les contractions de l'inspiration divine, et croyant exprimer la
musique du ciel à des auditeurs stupéfaits. Vous avez créé GAMBARA, je ne
l'ai qu'habillé. Laissez-moi rendre à César ce qui appartient à César, en
regrettant que vous ne saisissiez pas la plume à une époque où les
gentilshommes doivent s'en servir aussi bien que de leur épée, afin de
sauver leur pays. Vous pouvez ne pas penser à vous ; mais vous nous devez
vos talents.
Le premier jour de l'an mil huit cent trente et un vidait ses cornets de
dragées, quatre heures sonnaient, il y avait foule au Palais-Royal, et les
restaurants commençaient à s'emplir. En ce moment un coupé s'arrêta devant
le perron, il en sortit un jeune homme de fière mine, étranger sans doute ;
autrement il n'aurait eu ni le chasseur à plumes aristocratiques, ni les
armoiries que les héros de juillet poursuivaient encore. L'étranger entra
dans le Palais-Royal et suivit la foule sous les galeries, sans s'étonner
de la lenteur à laquelle l'affluence des curieux condamnait sa démarche, il
semblait habitué à l'allure noble qu'on appelle ironiquement un pas
d'ambassadeur ; mais sa dignité sentait un peu le théâtre : quoique sa
figure fût belle et grave, son chapeau, d'où s'échappait une touffe de
cheveux noirs bouclés, inclinait peut-être un peu trop sur l'oreille
droite, et démentait sa gravité par un air tant soit peu mauvais sujet ;
ses yeux distraits et à demi fermés laissaient tomber un regard dédaigneux
sur la foule.
- Voilà un jeune homme qui est fort beau, dit à voix basse une grisette
en se rangeant pour le laisser passer.
- Et qui le sait trop, répondit tout haut sa compagne qui était laide.
Après un tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et
sa montre, fit un geste d'impatience, entra dans un bureau de tabac, y
alluma un cigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son
costume, un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goût.
Il rajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait
plusieurs fois une de ces grosses chaînes d'or fabriquées à Gênes ; puis,
après avoir jeté par un seul mouvement sur son épaule gauche son manteau
doublé de velours en le drapant avec élégance, il reprit sa promenade sans
se laisser distraire par les ?illades bourgeoises qu'il recevait. Quand les
boutiques commencèrent à s'illuminer et que la nuit lui parut assez noire,
il se dirigea vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait d'être
reconnu, car il côtoya la place jusqu'à la fontaine, pour gagner à l'abri
des fiacres l'entrée de la rue Froidmanteau, rue sale, obscure et mal
hantée ; une sorte d'égout que la police tolère auprès du Palais-Royal
assaini, de même qu'un majordome italien laisserait un valet négligent
entasser dans un coin de l'escalier les balayures de l'appartement. Le
jeune homme hésitait. On eût dit d'une bourgeoise endimanchée allongeant le
cou devant un ruisseau grossi par une averse. Cependant l'heure était bien
choisie pour satisfaire quelque honteuse fantaisie. Plus tôt on pouvait
être surpris, plus tard on pouvait être devancé. S'être laissé convier par
un de ces regards qui encouragent sans être provocants ; avoir suivi
pendant une heure, pendant un jour peut-être, une femme jeune et belle,
l'avoir divinisée dans sa pensée et avoir donné à sa légèreté mille
interprétations avantageuses ; s'être repris à croire aux sympathies
soudaines, irrésistibles ; avoir imaginé sous le feu d'une excitation
passagère une aventure dans un siècle où les romans s'écrivent précisément
parce qu'ils n'arrivent plus ; avoir rêvé balcons, guitares, stratagèmes,
verrous, et s'être drapé dans le manteau d'Almaviva ; après avoir écrit un
poème dans sa fantaisie, s'arrêter à la porte d'un mauvais lieu ; puis,
pour tout dénouement, voir dans la retenue de sa Rosine une précaution
imposée par un règlement de police, n'est-ce pas une déception par laquelle
ont passé bien des hommes qui n'en conviendront pas ? Les sentiments les
plus naturels sont ceux qu'on avoue avec le plus de répugnance, et la
fatuité est un de ces sentiments-là. Quand la leçon ne va pas plus loin, un
Parisien en profite ou l'oublie, et le mal n'est pas grand ; mais il n'en
devait pas être ainsi pour l'étranger, qui commençait à craindre de payer
un peu cher son éducation parisienne.
Ce promeneur était un noble Milanais banni de sa patrie, où quelques
équipées libérales l'avaient rendu suspect au gouvernement autrichien. Le
comte Andrea Marcosini s'était vu accueillir à Paris avec cet empressement
tout français qu'y rencontreront toujours un esprit aimable, un nom sonore,
accompagnés de deux cent milles livres de rente et d'un charmant extérieur.
Pour un tel homme, l'exil devait être un voyage de plaisir ; ses biens
furent simplement séquestrés, et ses amis l'informèrent qu'après une
absence de deux ans au plus, il pourrait sans danger reparaître dans sa
patrie. Après avoir fait rimer crudeli affanni avec i miei tiranni dans une
douzaine de sonnets, après avoir soutenu de sa bourse les malheureux
Italiens réfugiés, le comte Andrea, qui avait le malheur d'être poète, se
crut libéré de ses idées patriotiques. Depuis son arrivée, il se livrait
donc sans arrière-pensée aux plaisirs de tout genre que Paris offre gratis
à quiconque est assez riche pour les acheter. Ses talents et sa beauté lui
avaient valu bien des succès auprès des femmes qu'il aimait collectivement
autant qu'il convenait à son âge, mais parmi lesquelles il n'en distinguait
encore aucune. Ce goût était d'ailleurs subordonné en lui à ceux de la
musique et de la poésie qu'il cultivait depuis l'enfance, et où il lui
paraissait plus difficile et plus glorieux de réussir qu'en galanterie,
puisque la nature lui épargnait les difficultés que les hommes aiment à
vaincre. Homme complexe comme tant d'autres, il se laissait facilement
séduire par les douceurs du luxe sans lequel il n'aurait pu vivre, de même
qu'il tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinions
repoussaient. Aussi ses théories d'artiste, de penseur, de poète, étaient-
elles souvent en contradiction avec ses goûts, avec ses sentiments, avec
ses habitudes de gentilhomme millionnaire ; mais il se consolait de ces non-
sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens, libéraux par intérêt,
aristocrates par nature. Il ne s'était donc pas surpris sans une vive
inquiétude, le 31 décembre 1830, à pied, par un de nos dégels, attaché aux
pas d'une femme dont le costume annonçait une misère profonde, radicale,
ancienne, invétérée, qui n'était pas plus belle que tant d'autres qu'il
voyait chaque soir aux Bouffons, à l'Opéra, dans le monde, et certainement
moins jeune que madame de Manerville, de laquelle il avait obtenu un rendez-
vous pour ce jour même, et qui l'attendait peut-être encore. Mais il y
avait dans le regard à la fois tendre et farouche, profond et rapide, que
les yeux noirs de cette femme lui dardaient à la dérobée, tant de douleurs
et tant de voluptés étouffées ! Mais elle avait rougi avec tant de feu,
quand, au sortir d'un magasin où elle était demeurée un quart d'heure, et
ses yeux s'étaient si bien rencontrés avec ceux du Milanais, qui l'avait
attendue à quelques pas !... Il y avait enfin tant de mais et de si que le
comte, envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquelles il n'est
de nom dans aucune langue, même dans celle de l'orgie, s'était mis à la
poursuite de cette femme, chassant enfin à la grisette comme un vieux
Parisien. Chemin faisant, soit qu'il se trouvât suivre ou devancer cette
femme, il l'examinait dans tous les détails de sa pe