livre xxxi - Montesquieu
Laurenz Sigismondi et Yvan ('Pages') Fauchère, avec lesquels la coopération
continue au fil du (et malgré le) temps, m'ont aidé non seulement à sélectionner
des ... Paul de Bièvre a très généreusement mis à ma disposition son temps
précieux et a corrigé, à sa façon très efficace et très agréable, mes malentendus
sur les ...
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LIVRE XXXI.
Théorie des Loix Féodales chez les Francs, dans le rapport qu'elles
ont avec les Révolutions de leur Monarchie.
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CHAPITRE PREMIER.
Changemens dans les Offices & les [1]Fiefs des Maires du Palais.
D'abord les Comtes n'étoient envoyés dans leurs districts que pour un
an ; bientôt ils acheterent la continuation de leurs Offices. On en trouve
un exemple dès le regne des petits-enfans de Clovis. Un certain
Peonius[n1/1] étoit Comte dans la Ville d'Auxerre ; il envoya son fils
Mummolus porter de l'argent à Gontran, pour être continué dans son emploi ;
le fils [2]donna de l'argent pour lui-même, & obtint la place du pere. Les
Rois avoient déja commencé à corrompre leurs propres graces.
Quoique, par la Loi du Royaume, les Fiefs fussent amovibles, ils ne se
donnoient pourtant, ni ne s'ôtoient d'une maniere capricieuse &
arbitraire ; & c'étoit ordinairement une des principales choses qui se
traitoient dans les Assemblées de la Nation. On peut bien penser que la
corruption se glissa dans ce point, comme elle s'étoit glissée dans
l'autre ; & que l'on continua la possession des Fiefs pour de l'argent,
comme on continuoit la possession des Comtés.
Je ferai voir dans la suite de ce Livre[n1/2], qu'indépendamment des
dons que les Princes firent pour un tems, il y en eut d'autres qu'ils
firent pour toûjours. Il arriva que la Cour voulut révoquer les dons qui
avoient été faits ; cela mit un mécontentement général dans la Nation, &
[3]l'on en vit bientôt naître cette révolution fameuse dans l'Histoire de
France, dont la premiere époque fut le spectacle étonnant du supplice de
Brunehault.
Il paroît d'abord extraordinaire que cette Reine, fille, s?ur, mere de
tant de Rois, fameuse encore aujourd'hui par des ouvrages dignes d'un Edile
ou d'un Proconsul Romain, née avec un génie admirable pour les affaires,
doüée de qualités qui avoient été si long-tems respectées, se soit
vûe[n1/3] tout-à-coup exposée à des supplices si longs, si honteux, si
cruels, par un Roi[n1/4] dont l'autorité étoit assez mal affermie dans sa
Nation, si elle n'étoit tombée par quelque cause particuliere dans la
disgrace de cette Nation. Clotaire lui reprocha[n1/5] la mort de dix Rois,
mais il y en avoit deux qu'il [4]fit mourir lui-même ; la mort de quelques
autres fut le crime du sort ou de la méchanceté d'une autre Reine ; & une
Nation qui avoit laissé mourir Fredegunde dans son lit, qui s'étoit même
opposée[n1/6] à la punition de ses épouvantables crimes, devoit être bien
froide sur ceux de Brunehault.
Elle fut mise sur un chameau, & on la promena dans toute l'armée ;
marque certaine qu'elle étoit tombée dans la disgrace de cette armée.
Fredegaire dit que Protaire[n1/7], favori de Brunehault, prenoit le bien
des Seigneurs ; & en gorgeoit le fisc, qu'il humilioit la Noblesse, & que
personne ne pouvoit être sûr de garder le poste qu'il avoit. L'armée
conjura contre lui, on le poignarda dans sa tente ; & Brunehault, soit par
les vengeances[n1/8] qu'elle tira de cette mort, soit par la poursuite du
même plan, devint tous les jours plus odieuse[n1/9] à la Nation.
Clotaire ambitieux de régner seul, & plein de la plus affreuse
vengeance, sûr de périr, si les enfans de Brunehault avoient le dessus,
entra dans une conjuration contre lui-même ; & soit qu'il fût mal-habile,
ou qu'il fût forcé par les circonstances, il se rendit accusateur de
Brunehault, & fit faire de cette Reine un exemple terrible.
Warnachaire avoit été l'ame de la Conjuration contre Brunehault ; il
fut fait Maire de Bourgogne ; il exigea[n1/10] de Clotaire qu'il ne seroit
jamais déplacé pendant sa vie. Par-là le Maire ne put plus être dans le cas
où avoient été les Seigneurs François, & cette autorité commença à se
rendre indépendante de l'autorité royale.
C'étoit la funeste Régence de Brunehault qui avoit surtout effarouché
la Nation. Tandis que les Loix subsisterent dans leur force, personne ne
put se plaindre de ce qu'on lui ôtoit un Fief, puisque la Loi ne le lui
donnoit pas pour toûjours : mais quand l'avarice, les mauvaises pratiques,
la corruption firent donner des Fiefs, on se plaignit de ce qu'on étoit
privé par de mauvaises voies des choses que souvent on avoit acquises de
même. Peut-être que si le bien public avoit été le motif de la révocation
des dons, on n'auroit rien dit : mais on montroit l'ordre, sans cacher la
corruption ; on réclamoit le droit du fisc, pour prodiguer les biens du
fisc à sa fantaisie ; les dons ne furent plus la récompense ou l'espérance
des services. Brunehault, par un esprit corrompu, voulut corriger les abus
de la corruption [5]ancienne. Ses caprices n'étoient point ceux d'un esprit
foible : les Leudes & les grands Officiers se crurent perdus ; ils la
perdirent.
Il s'en faut bien que nous ayons tous les actes qui furent passés
dans ces tems-là ; & les faiseurs de Chroniques, qui savoient à peu près de
l'histoire de leur tems ce que les villageois savent aujourd'hui de celle
du nôtre, sont très-stériles. Cependant nous avons une Constitution de
Clotaire donnée[n1/11] dans le Concile de Paris pour la réformation[n1/12]
des abus, qui fait voir que ce Prince fit cesser les plaintes qui avoient
donné lieu à la révolution. D'un côté, il y confirme[n1/13] tous les dons
qui avoient été faits ou confirmés par les Rois ses Prédécesseurs ; & il
ordonne[n1/14] de l'autre, que tout ce qui a été ôté à ses Leudes ou
Fideles leur soit rendu.
Ce ne fut pas la seule concession que le Roi fit dans ce Concile ; il
voulut que ce qui avoit été fait contre les priviléges des Ecclésiastiques
fût corrigé[n1/15] ; il modéra l'influence de la Cour dans les
élections[n1/16] aux Evêchés. Le Roi réforma de même les affaires
fiscales ; il voulut que tous les nouveaux Cens[n1/17] fussent ôtés, qu'on
ne levât[n1/18] aucun droit de passage établi depuis la mort de Gontran,
Sigebert & Chilperic ; c'est-à-dire, qu'il supprimoit tout ce qui avoit été
fait pendant les Régences de Fredegunde & de Brunehault ; il défendit que
ses troupeaux[n1/19] fussent menés dans les forêts des particuliers : &
nous allons voir tout à l'heure que la réforme fut encore plus générale, &
s'étendit aux affaires Civiles.
CHAPITRE II.
Comment le Gouvernement Civil fut réformé. On avoit vû jusqu'ici la Nation donner des marques d'impatience & de
légereté sur le choix, ou sur la conduite de ses Maîtres ; on l'avoit vûe
régler les différends de ses Maîtres entre eux, & leur imposer la nécessité
de la paix. Mais ce qu'on n'avoit pas encore vû, la Nation le fit pour
lors ; elle jetta les yeux sur sa situation actuelle, elle examina ses Loix
de sang froid, elle pourvut à leur insuffisance, elle arrêta la violence,
elle régla le pouvoir.
Les Régences mâles, hardies & insolentes de Fredegunde & de
Brunehault, avoient moins étonné cette Nation, qu'elles ne l'avoient
avertie. Fredegunde avoit défendu ses méchancetés par ses méchancetés
mêmes ; elle avoit justifié le poison & les assassinats par le poison & les
assassinats ; elle s'étoit conduite de maniere que ses attentats étoient
encore plus particuliers que publics. Fredegunde fit plus de maux,
Brunehault en fit craindre davantage. Dans cette crise, la Nation ne se
contenta pas de mettre ordre au Gouvernement féodal, elle voulut aussi
assûrer son Gouvernement civil : car celui-ci étoit encore plus corrompu
que l'autre ; & cette corruption étoit d'autant plus dangereuse qu'elle
étoit plus ancienne, & tenoit plus en quelque sorte à l'abus des m?urs qu'à
l'abus des Loix.
L'Histoire de Grégoire de Tours, & les autres Monumens nous font voir,
d'un côté, une Nation féroce & barbare, & de l'autre, des Rois qui ne
l'étoient pas moins. Ces Princes étoient meurtriers, injustes, & cruels,
parce que toute la Nation l'étoit. Si le Christianisme parut quelquefois
les adoucir, ce ne fut que par les terreurs que le Christianisme donne aux
coupables ; les Eglises se défendirent contre eux par les miracles & les
prodiges de leurs Saints. Les Rois n'étoient point sacriléges, parce qu'ils
redoutoient les peines des sacriléges : mais d'ailleurs, ils commirent, ou
par colere, ou de sang-froid, toutes sortes de crimes & d'injustices, parce
que ces crimes & ces injustices ne leur montroient pas la main de la
Divinité si présente. Les Francs, comme j'ai dit, souffroient des Rois
meurtriers, parce qu'ils étoient meurtriers eux-mêmes ; ils n'étoient point
frappés des injustices & des rapines de leurs Rois, parce qu'ils étoient
ravisseurs & injustes comme eux. Il y avoit bien des Loix établies, mais
les Rois les rendoient inutiles par de certaines Lettres appellées
Préceptions[n2/1], qui renversoient ces mêmes Loix ; c'étoit à peu près
comme les Rescripts des Empereurs Romains, soit que les Rois eussent pris
d'eux cet usage, soit qu'ils l'eussent tiré du fond même de leur naturel.
On voit dans Grégoire de Tours qu'ils faisoient des meurtres de sang froid,
& faisoient mourir des accusés qui n'avoient pas seulement été entendus ;
ils donnoient des Préceptions[n2/2] pour faire des mariages illicites ; ils
en donnoient pour transporter les successions ; ils en donnoient pour ôter
le droit des parens ; ils en donnoient pour épouser les Religieuses ; ils
ne faisoient point à la [6]vérité des Loix de leur seul mouvement, mais ils
suspendoient la pratique de celles qui étoient [7]faites.
La Constitution de Clotaire redressa tous les griefs ; personne[n2/3]
ne put plus être condamné, sans être entendu ; les parens[n2/4] dûrent
toûjours succéder selon l'ordre établi par la Loi ; toutes Préceptions pour
épouser des filles, des veuves ou des Religieuses, furent nulles[n2/5], &
on punit séverement ceux qui les obtinrent, & en firent usage. Nous
saurions peut-être plus exactement ce qu'il statuoit sur ces Préceptions,
si