Michel Savy - Ligue des droits de l'Homme

Une fois identifié comme source des richesses, facteur de production primordial,
il ne relève plus exclusivement de la malédiction. .... Quant à la baisse séculaire
du temps de travail, elle se poursuit : au cours des deux derniers siècles, la
durée du travail est passée de 3 000 heures à 1 600 heures par personne et par
an, ...

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[pic] TRAVAIL ET DROITS DE L'HOMME
Rapport au congrès présenté par
Marie CÉVÉ[1] et Michel SAVY
Juin 2005 Ce rapport est dédié à François-René BUHL et Madeleine REBÉRIOUX Travail et droits de l'Homme
Introduction
Le travail, et plus particulièrement le travail salarié, tient une place
centrale dans le fonctionnement global de notre société, dans la
construction et la reproduction du lien social. Il est au centre des
représentations que la société se fait d'elle-même et a contrario les
exclus sont largement d'abord des exclus du travail. La question de la place, du sens et du rôle du travail est au c?ur du débat
politique : les rapports au gouvernement se succèdent, les textes
législatifs et réglementaires portant sur la "réforme" de la protection
sociale et du droit du travail font l'actualité. Plus au fond, l'insécurité
sociale alimente l'insécurité civile et les libertés sont en cause quand le
pouvoir politique fait de la pénalisation de la pauvreté et d'une
conception sécuritaire du maintien de l'ordre sa première réponse à la
crise sociale. L'analyse des relations entre crise sociale et crise de la politique est
donc une préoccupation récurrente de la LDH. En 1993, à l'initiative de sa
présidente Madeleine Rebérioux, la Ligue a renouvelé sa réflexion avec la
notion de citoyenneté sociale. Elle a aujourd'hui décidé de mettre, comme
telle, la question du travail à l'ordre du jour de son congrès national de
juin 2005. * Le contenu du travail change profondément, son organisation, son statut et
son sens même sont à réévaluer. Le "modèle salarial" mis en place au moment
des Trente Glorieuses, avec sa conception et sa pratique des droits
économiques et sociaux, est caduc. Conçu pour une société de plein emploi,
il résiste mal à la crise récurrente qui ralentit la croissance, maintient
un chômage de masse, creuse les déficits publics, etc. La France est un
pays riche (elle est la cinquième puissance économique avec 1 % de la
population mondiale), elle est l'un des pays qui attirent le plus les
investissements étrangers mais elle obtient les moins bons résultats en
Europe en termes de lutte contre le chômage et contre les exclusions. Pour traiter des droits économiques et sociaux aujourd'hui, il faut
remonter en amont, inscrire ces questions dans les transformations du
système économique et du modèle productif qui en est actuellement le coeur.
Après une longue période d'expansion qui fut en Europe celle du compromis
keynésien et d'un certain "État providence", puis après une période de
restructuration et de croissance ralentie, le capitalisme est en effet
entré dans une nouvelle phase. Le modèle de la production flexible se
diffuse dans l'ensemble de l'appareil productif, il modifie le rapport
salarial lui-même, pour mieux s'inscrire dans une concurrence mondialisée
soumise à une logique quasiment exclusivement financière. La question des rapports entre le travail et les droits s'inscrit ainsi
dans une histoire, dans l'Histoire. L'indivisibilité des droits civils et
politiques et des droits économiques, sociaux et culturels, reconnue par la
LDH dès 1936, fut établie par la Déclaration universelle des droits de
l'Homme du 10 décembre 1948 dont le ligueur René Cassin fut le principal
rédacteur: "Toute personne en tant que membre de la société [...] est
fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et
culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa
personnalité". C'est en ce sens que la LDH maintient en particulier la
revendication du droit au travail, constitutionnellement consacré en France
depuis 1946. Si la LDH n'a pas à prendre position dans un débat sur la
nature du système économique, qui appartient aux partis politiques, elle
est légitime, en revanche, à affirmer que toute politique économique et
sociale doit conduire à la satisfaction des droits consacrés par la DUDH
tout comme par le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels de New
York de 1966. La Ligue des droits de l'Homme aborde ces problèmes à sa manière : sur la
base de son appareil d'analyse et de ses valeurs, sans nostalgie pour un
ordre révolu, il lui faut explorer des solutions d'avenir conformes à sa
conception des droits.
1. Le travail, une notion historique
La place et le sens du travail ne sont pas fixes, on pourrait même
organiser toute une lecture de l'Histoire, sur la longue période, autour de
ces questions. Sans se lancer dans un tel projet, on sait qu'à l'époque antique le
travailleur est un esclave, tandis que l'homme libre dispose de son temps
pour exercer ses activités de citoyen. Le concept même de travail est une
production historique graduelle et, somme toute, assez récente. Au fil des
siècles, la perception sociale du travail émerge et évolue. Une fois
identifié comme source des richesses, facteur de production primordial, il
ne relève plus exclusivement de la malédiction. La fourniture du travail
reçoit la contrepartie d'un revenu. Le statut du travail se fait enfin plus contradictoire : objet de
l'exploitation et fondement de l'aliénation, il est aussi, avec la pensée,
l'essence même de l'Homme, le premier moyen de sa réalisation et de son
autonomie. Cette contradiction vaut encore aujourd'hui. Les utopies et les
projets d'émancipation de l'ordre ancien visent précisément à faire ainsi
basculer le sens du travail. Ces notions peuvent sembler très abstraites,
on verra qu'elles marquent clairement le contenu du travail et la manière
dont il est vécu et elles se reflètent dans les enquêtes qui en rendent
compte. Dans la période et avec le vocabulaire actuels, il convient de distinguer
entre activité, travail et emploi. L'activité est le terme le plus
générique, il vaut pour des actes aux finalités multiples, qu'elles
relèvent de la production, de la consommation, de la reproduction sociale,
des loisirs au sens le plus large, etc. Les activités ne relèvent pas
toutes d'une logique utilitariste. Le travail, au sens où nous l'entendons
dans ce rapport, a une finalité économique, il vise à la création d'une
richesse additionnelle (produit ou service, marchand ou non marchand, dans
la sphère publique ou domestique). Enfin, l'emploi désigne la place et le
statut affectés à un travail productif régulier, assorti d'une
rémunération, dans une structure relativement stable : le salariat en est
l'expression dominante aujourd'hui (représentant 56 % de la population
active en 1900, le salariat passe à 83 % en 1975 et à 90 % aujourd'hui). Un
certain nombre de droits se sont progressivement attachés à l'emploi. Et
c'est l'instabilité de l'emploi qui remet précisément en cause tout cet
édifice. Le travail demeure ici la notion fondamentale. Si l'activité économique est
la production et la distribution de richesses (biens et services), le
travail humain, travail vivant ou "travail cristallisé" dans le capital
productif (capital matériel des machines et capital immatériel des
logiciels informatiques et des brevets) en reste la source principale. Le contrat de travail sous-jacent au salariat a son origine dans le droit
civil : "l'anéantissement de toute espèce de corporation" par l'article 1er
de la loi Le Chapelier instaure la liberté du travail (le droit de
travailler, qui n'est nullement le droit au travail) comme principe
fondamental. Cette loi place dès lors le travailleur dans une position
d'égalité juridique avec son employeur en niant l'inégalité de fait du
rapport de travail. Le droit civil s'impose par le contrat de louage de
service dans lequel les deux parties sont à égalité : "la faculté de
travailler est un des premiers droits de l'Homme. Ce droit est sans doute
la première propriété la plus imprescriptible". Dans cette conception, le
travail se réduit une marchandise qui obéit à la loi de l'offre et de la
demande. Peu à peu et sous la pression des luttes sociales, le droit social s'est
toutefois construit en dérogeant aux règles générales du droit civil. Après
la mise en place de la société industrielle et le développement d'une
misère ouvrière qui mettait en péril la reproduction même de la main
d'?uvre, le droit prend acte de l'inégalité des parties contractantes
d'abord pour protéger les plus faibles, en commençant par les enfants, les
femmes enceintes, etc. La loi du 22 mars 1841, fixant l'âge d'admission
dans les usines à 8 ans et limitant la durée journalière du travail à 8
heures pour les enfants de 8 à 12 ans, constitue la première intervention
de l'État dans les relations du travail. Le Second Empire devra tirer la
conséquence de l'échec de la répression des grèves en reconnaissant enfin
le droit de coalition. La IIIème République se chargera ensuite de donner
un cadre juridique à la création des syndicats professionnels en 1884. En
reconnaissant le droit à l'action collective l'État accepte de fait
l'inégalité des parties au contrat de travail. En 1907, la Cour de cassation reconnaît le lien de subordination entre
employeur et salarié, inhérent à tout contrat de travail. Le code du
travail, base du droit du travail, naît en 1910. Ces évolutions traduisent
le passage progressif du principe de la liberté de travailler (le droit de
travailler) à celui du droit du travail. Ceux qui n'ont que leur force