Exercice de sémantique tensive. Nicolas Couégnas, François ...

Second motif de perplexité, le lieu d'exercice de la tensivité, qui mobilise selon
..... des isotopies textuelles : il s'agit en l'occurrence de l'isotopie générique des ...

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Exercice de sémantique tensive.

Nicolas Couégnas, François Laurent



1. Sémiotiques tensives : complexités et perplexités



Trois approches de la tensivité[1]

La sémiotique tensive représente depuis la seconde moitié des années
1990 l'un des courants de recherche du champ disciplinaire de la
sémiotique et semble être devenue, pour les continuateurs de Greimas, l'un
des pendants modernes de la sémiotique narrative. Trois approches de la
tensivité sont à distinguer, avec trois localisations bien différentes dans
l'ensemble de la théorie. 1) La première approche, phénoménologique,
octroie à la dimension perceptive un rôle central. Dès Tension et
signification (Fontanille, Zilberberg, 1998) la tensivité remonte des pré-
conditions de la signification où la situait Sémiotique des passions
(Greimas, Fontanille, 1991) à la surface discursive, pour trouver un mode
d'existence phénoménologique. Elle mobilise des notions directement issues
de la linguistique de l'énonciation benvenistienne, de la phénoménologie,
et de la sémiotique subjectale de Jean-Claude Coquet (1997), telles que
celles de champ positionnel, de champ de présence, d'instance de discours
et de corps. 2) La seconde approche est à la fois structuraliste et
rhétorique et trouve son origine dans le mémoire de Saussure et dans le
principe de catégorisation hjelmeslvien. Claude Zilberberg a ainsi élaboré
une véritable rhétorique tensive (2002) qui intègre la dynamique tensive au
sein même des structures non pas seulement comme un effet de champ,
produit en surface discursive, mais comme un ensemble complexe d'écarts
différentiels. 3) Enfin on peut risquer le terme d'approche phéno-
générative pour désigner la perspective intégratrice empruntée par Jacques
Fontanille, développée notamment dans un article au titre explicite : « La
sémiotique est-elle générative ? » (Fontanille, 2001). Ni en surface
discursive ni cantonnée dans les niveaux les plus élémentaires du parcours
génératif, les modulations tensives sont alors présentes à tous les niveaux
du parcours en jouant le rôle de « conversion tensive ».



Complexités et perplexités

Dans chacune de ces versions, la tensivité entretient des relations
naturelles avec la complexité : de manière synthétique, on pourrait dire
qu'elle décrit des phénomènes complexes avec des modèles complexes. Ces
deux points méritent d'être précisés car ils recouvrent des enjeux forts,
aussi bien du point de vue épistémologique que méthodologique. La
sémiotique tensive décrit des phénomènes complexes car elle a vocation à
rendre compte des phénomènes continus que l'on suppose être impliqués dans
la signification, (cf Driss Ablali, 2003) au rang desquels on peut faire
figurer la présence, le sensible, l'identité, le temps, l'affect, etc.. La
sémiotique exploite des modèles complexes, non pas parce que ses outils
seraient particulièrement lourds et difficile à manier mais dans le sens
où l'un des concepts clés de la sémiotique tensive, le schéma tensif,
présente la particularité de structurer un complexe rhétorique, une
grammaire du sensible, liant indissociablement l'intelligible et le
sensible, l'intensité et l'étendue. Concrètement, le schéma tensif est un
repère orthonormé associant en ordonnée un gradient d'intensité et en
abscisse un gradient d'étendue (ou extensité). Leur corrélation directe
(plus...plus) ou inverse (plus...moins) se traduit par deux courbes sur
lesquelles s'inscrivent les valeurs. Le sensible, l'affect, la force,
l'énergie relèvent par exemple de l'intensité, alors que l'intelligible, le
nombre, le déploiement spatial ou temporel, les morphologies quantitatives
sont des manifestations de l'étendue.

La complexité intrinsèque des modèles renvoie ainsi à la complexité
de ce qu'ils ont à décrire, montrant ainsi une adéquation entre le modèle
et l'objet d'étude. Sous cette belle symétrie on peut déceler au moins deux
motifs de perplexité : la constance du contenu et le site énonciativo-
énoncif de la tensivité. Par constance du contenu on entend le fait que,
contrairement à l'analyse sémique où les sèmes actualisés par les parcours
interprétatifs sont le contenu, entièrement et à chaque fois déterminé par
les sémèmes, le contenu tensif est en quelque sorte toujours le même.
Seule varie entre deux énoncés la mesure de l'intensité et de l'étendue. A
cette constance s'ajoute l'extériorité du contenu à son objet. Dans la
rhétorique tensive développée par Zilberberg, par exemple, la finesse et la
richesse de l'analytique élaborée hors discours - ou à partir des discours
mais dans une visée de description exhaustive et autonome - dessine en
quelque sorte une langue tensive susceptible de décrire tous les effets de
sens, tous les contenus et affects qu'un texte peut délivrer. La constance
est peut être moins obsédante dans les approches 1) et 3) car on peut
considérer que la phénoménalité n'est que l'un des aspects du texte pour
l'approche 1)ou, ce qui revient presque au même constat mais avec un
surcroit d'articulation, que le discours engage plusieurs niveaux où la
tensivité s'exprime avec plus ou moins de force.

Second motif de perplexité, le lieu d'exercice de la tensivité, qui
mobilise selon les cas le niveau énonciatif ou le niveau énoncif des
discours. Si la tensivité se réduit au niveau énoncif, ou même à
l'énonciation représentée, la perplexité s'efface d'elle-même : l'analyse
décrit simplement, bien que toujours avec des variables tensives
constantes, la manière dont le texte joue avec la perception, rend présent,
fait sentir, manipule des points de vue, met en scène des esthésies. Mais
la tensivité, toutes perspectives confondues, sort souvent de cette limite
et paraît brouiller les différences entre énonciation et énoncé, comme si
les choses perçues l'étaient effectivement par le lecteur interprète du
texte ou, pour le dire autrement, comme si la phénoménalité du texte était
de même nature que la phénoménalité du monde. Il n'y a pas lieu, sans doute
de renoncer à cette dimension du texte, et tel n'est en tout cas pas
l'objectif suggéré par cette remarque. On conçoit bien que la perception
sémantique ait un rôle à jouer que la sémiotique ne peut abandonner aux
sciences cognitives, mais il semble pour le moins utile de distinguer entre
perception phénoménale et perception sémantique.



L'accès sémantique à la tensivité

Ces observations ne prétendent pas engager de profondes remises en
question épistémologiques mais justifier la nécessité d'une autre voie
d'accès, sémantique, textuelle, aux phénomènes tensifs, pour pallier
l'apriorisme et l'automatisme de l'herméneutique tensive et le recul du
texte y afférent. Quel que soit le point de vue tensif adopté, on
conviendra aisément qu'il y a nécessairement au moins une médiation
sémantique, une interface textuelle à l'origine de toute perception et
interprétation suscitées par le texte. Ce qui conduit à proposer, pour les
besoins de l'exposé, l'expression « sémantique tensive », où le terme
sémantique fait explicitement référence à la sémantique textuelle
développée par François Rastier (1996), versant linguistique d'une
sémiotique de la culture. Une tensivité versant sémantique, imposerait, a
minima : 1) que l'intensité et l'étendue aient une traduction lexico-
sémantique, permettant des descriptions tensives ; 2) que l'association de
l'intensité et de l'étendue ait un corrélat sémantique : ce qui revient à
se demander si l'intensité et l'étendue dans leur manifestation sémantique
agissent toujours de conserve ; 3) il faut enfin que l'orientation des deux
courbes tensives possèdent également une raison d'être sémantique.



2. Le sens du combat : exercice

L'exercice ne répond évidemment totalement pas aux exigences de ce que
pourrait être une « sémantique tensive », il n'est qu'un exercice, premier
temps de la réflexion. Un poème de Michel Houellebecq - corpus de
circonstance, assumé, qui se prête idéalement à une étude tensive et qui,
de fait, facilitera des prises de positions théoriques - constituera le
partenaire involontaire d'une expérimentation appelée à être récidivée.

Voici donc Le sens du combat :


Je ne reviendrai plus jamais entre les herbes

Qui recouvrent à demi la surface de l'étang.

Il est presque midi ; la conscience de l'instant

Enveloppe l'espace d'une lumière superbe.




Ici j'aurai vécu au milieu d'autres hommes

Encerclés comme moi par le réseau du temps.

Shanti sha nalaya. Om mani padme ôm.

La lumière décline inéluctablement.




Le soir se stabilise et l'eau est immobile ;

Esprit d'eternité, viens planer sur l'étang.

Je n'ai plus rien à perdre, je suis seul et pourtant

La fin du jour me blesse d'une blessure subtile.

Michel Houellebecq, Le sens du
combat



Une première lecture permet de repérer aisément plusieurs thèmes qui
s'enchevêtrent, notamment l'//espace//, le//temps//, les//hommes// au rang
desquels figurent bien entendu ce je qui amorce le texte et dont le retour
régulier lui confère des allures de poésie lyrique. Les trois strophes
entrent en résonnance avec un genre intemporel et semblent notamment puiser
une bonne partie de leurs motifs dans la littérature