Le Ventre de Paris - crdp-strasbourg.fr
Puis, les lettres cessèrent ; il apprit par un journal que trois déportés avaient
voulu ...... Ils ont une table à faire, n'est-ce pas ? ils la font, et ils se couchent,
heureux ...... Logre ne décolérait pas, Florent retrouvait en lui le beau crieur du
pavillon de la ...... si l'on veut habituer un pays comme la France à l'exercice de la
liberté.
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[pic] Émile Zola LE VENTRE DE PARIS (1873)
Table des matières
CHAPITRE I 3
CHAPITRE II 46
CHAPITRE III 113
CHAPITRE IV 191
CHAPITRE V 242
CHAPITRE VI 316
À propos de cette édition électronique 350
CHAPITRE I Au milieu du grand silence, et dans le désert de l'avenue, les
voitures de maraîchers montaient vers Paris, avec les cahots rythmés de
leurs roues, dont les échos battaient les façades des maisons, endormies
aux deux bords, derrière les lignes confuses des ormes. Un tombereau de
choux et un tombereau de pois, au pont de Neuilly, s'étaient joints aux
huit voitures de navets et de carottes qui descendaient de Nanterre ; et
les chevaux allaient tout seuls, la tête basse, de leur allure continue et
paresseuse, que la montée ralentissait encore. En haut, sur la charge des
légumes, allongés à plat ventre, couverts de leur limousine à petites raies
noires et grises, les charretiers sommeillaient, les guides aux poignets.
Un bec de gaz, au sortir d'une nappe d'ombre, éclairait les clous d'un
soulier, la manche bleue d'une blouse, le bout d'une casquette, entrevus
dans cette floraison énorme des bouquets rouges des carottes, des bouquets
blancs des navets, des verdures débordantes des pois et des choux. Et, sur
la route, sur les routes voisines, en avant et en arrière, des ronflements
lointains de charrois annonçaient des convois pareils, tout un arrivage
traversant les ténèbres et le gros sommeil de deux heures du matin, berçant
la ville noire du bruit de cette nourriture qui passait.
Balthazar, le cheval de madame François, une bête trop grasse, tenait
la tête de la file. Il marchait, dormant à demi, dodelinant des oreilles,
lorsque, à la hauteur de la rue de Longchamp, un sursaut de peur le planta
net sur ses quatre pieds. Les autres bêtes vinrent donner de la tête contre
le cul des voitures, et la file s'arrêta, avec la secousse des ferrailles,
au milieu des jurements des charretiers réveillés. Madame François, adossée
à une planchette contre ses légumes, regardait, ne voyait rien, dans la
maigre lueur jetée à gauche par la petite lanterne carrée, qui n'éclairait
guère qu'un des flancs luisants de Balthazar.
- Eh ! la mère, avançons ! cria un des hommes, qui s'était mis à
genoux sur ses navets... C'est quelque cochon d'ivrogne.
Elle s'était penchée, elle avait aperçu, à droite, presque sous les
pieds du cheval, une masse noire qui barrait la route.
- On n'écrase pas le monde, dit-elle, en sautant à terre.
C'était un homme vautré tout de son long, les bras étendus, tombé la
face dans la poussière. Il paraissait d'une longueur extraordinaire, maigre
comme une branche sèche ; le miracle était que Balthazar ne l'eût pas cassé
en deux d'un coup de sabot. Madame François le crut mort ; elle s'accroupit
devant lui, lui prit une main, et vit qu'elle était chaude.
- Eh ! l'homme ! dit-elle doucement.
Mais les charretiers s'impatientaient. Celui qui était agenouillé dans
ses légumes reprit de sa voix enrouée :
- Fouettez donc, la mère !... Il en a plein son sac, le sacré porc !
Poussez-moi ça dans le ruisseau !
Cependant, l'homme avait ouvert les yeux. Il regardait madame François
d'un air effaré, sans bouger. Elle pensa qu'il devait être ivre, en effet.
- Il ne faut pas rester là, vous allez vous faire écraser, lui dit-
elle... Où alliez-vous ?
- Je ne sais pas..., répondit-il d'une voix très basse.
Puis, avec effort, et le regard inquiet :
- J'allais à Paris, je suis tombé, je ne sais pas...
Elle le voyait mieux, et il était lamentable, avec son pantalon noir,
sa redingote noire, tout effiloqués, montrant les sécheresses des os. Sa
casquette, de gros drap noir, rabattue peureusement sur les sourcils,
découvrait deux grands yeux bruns, d'une singulière douceur, dans un visage
dur et tourmenté. Madame François pensa qu'il était vraiment trop maigre
pour avoir bu.
- Et où alliez-vous, dans Paris ? demanda-t-elle de nouveau.
Il ne répondit pas tout de suite ; cet interrogatoire le gênait. Il
parut se consulter ; puis, en hésitant :
- Par là, du côté des Halles.
Il s'était mis debout, avec des peines infinies, et il faisait mine de
vouloir continuer son chemin. La maraîchère le vit qui s'appuyait en
chancelant sur le brancard de la voiture.
- Vous êtes las ?
- Oui, bien las, murmura-t-il.
Alors, elle prit une voix brusque et comme mécontente. Elle le poussa,
en disant :
- Allons, vite, montez dans ma voiture ! Vous nous faites perdre un
temps, là !... Je vais aux Halles, je vous déballerai avec mes légumes.
Et, comme il refusait, elle le hissa presque, de ses gros bras, le
jeta sur les carottes et les navets, tout à fait fâchée, criant :
- À la fin, voulez-vous nous ficher la paix ! Vous m'embêtez, mon
brave... Puisque je vous dis que je vais aux Halles ! Dormez, je vous
réveillerai.
Elle remonta, s'adossa contre la planchette, assise de biais, tenant
les guides de Balthazar, qui se remit en marche, se rendormant, dodelinant
des oreilles. Les autres voitures suivirent, la file reprit son allure
lente dans le noir, battant de nouveau du cahot des roues les façades
endormies. Les charretiers recommencèrent leur somme sous leurs limousines.
Celui qui avait interpellé la maraîchère s'allongea, en grondant :
- Ah ! malheur ! s'il fallait ramasser les ivrognes !... Vous avez de
la constance, vous, la mère !
Les voitures roulaient, les chevaux allaient tout seuls, la tête
basse. L'homme que madame François venait de recueillir, couché sur le
ventre, avait ses longues jambes perdues dans le tas des navets qui
emplissaient le cul de la voiture ; sa face s'enfonçait au beau milieu des
carottes, dont les bottes montaient et s'épanouissaient ; et, les bras
élargis, exténué, embrassant la charge énorme des légumes, de peur d'être
jeté à terre par un cahot, il regardait, devant lui, les deux lignes
interminables des becs de gaz qui se rapprochaient et se confondaient, tout
là-haut, dans un pullulement d'autres lumières. À l'horizon, une grande
fumée blanche flottait, mettait Paris dormant dans la buée lumineuse de
toutes ces flammes.
- Je suis de Nanterre, je me nomme madame François, dit la maraîchère,
au bout d'un instant. Depuis que j'ai perdu mon pauvre homme, je vais tous
les matins aux Halles. C'est dur, allez !... Et vous ?
- Je me nomme Florent, je viens de loin..., répondit l'inconnu avec
embarras. Je vous demande excuse ; je suis si fatigué que cela m'est
pénible de parler.
Il ne voulait pas causer. Alors, elle se tut, lâchant un peu les
guides sur l'échine de Balthazar, qui suivait son chemin en bête
connaissant chaque pavé. Florent, les yeux sur l'immense lueur de Paris,
songeait à cette histoire qu'il cachait. Échappé de Cayenne, où les
journées de décembre l'avaient jeté, rôdant depuis deux ans dans la Guyane
hollandaise, avec l'envie folle du retour et la peur de la police
impériale, il avait enfin devant lui la chère grande ville, tant regrettée,
tant désirée. Il s'y cacherait, il y vivrait de sa vie paisible
d'autrefois. La police n'en saurait rien. D'ailleurs, il serait mort, là-
bas. Et il se rappelait son arrivée au Havre, lorsqu'il ne trouva plus que
quinze francs dans le coin de son mouchoir. Jusqu'à Rouen, il put prendre
la voiture. De Rouen, comme il lui restait à peine trente sous, il repartit
à pied. Mais, à Vernon, il acheta ses deux derniers sous de pain. Puis, il
ne savait plus. Il croyait avoir dormi plusieurs heures dans un fossé. Il
avait dû montrer à un gendarme les papiers dont il s'était pourvu. Tout
cela dansait dans sa tête. Il était venu de Vernon sans manger, avec des
rages et des désespoirs brusques qui le poussaient à mâcher les feuilles
des haies qu'il longeait ; et il continuait à marcher, pris de crampes et
de douleurs, le ventre plié, la vue troublée, les pieds comme tirés, sans
qu'il en eût conscience, par cette image de Paris, au loin, très loin,
derrière l'horizon, qui l'appelait, qui l'attendait. Quand il arriva à
Courbevoie, la nuit était très sombre. Paris, pareil à un pan de ciel
étoilé tombé sur un coin de la terre noire, lui apparut sévère et comme
fâché de son retour. Alors, il eut une faiblesse, il descendit la côte, les
jambes cassées. En traversant le pont de Neuilly, il s'appuyait au parapet,
il se penchait sur la Seine roulant des flots d'encre, entre les masses
épaissies des rives ; un fanal rouge, sur l'eau, le suivait d'un ?il
saignant. Maintenant, il lui fallait monter, atteindre Paris, tout en haut.
L'avenue lui paraissait démesurée. Les centaines de lieues qu'il venait de
faire n'étaient rien ; ce bout de route le désespérait, jamais il
n'arriverait à ce sommet, couronné de ces lumières. L'avenue plate
s'étendait, avec ses lignes de grands arbres et de maisons basses, ses
larges trottoirs grisâtres, tachés de l'ombre des branches, les trous
sombres des rues transversales, tout son silence et toutes ses ténèbres ;
et les becs de gaz, droits, espacés régulièrement, mettaient seuls la vie
de leurs courtes flammes jaunes, dans ce désert de mort. Florent n'avançait
plus, l'avenue s'allongeait toujours, reculait Paris au f