Télécharger - Domestication et fabrication du vivant
(et corrigé) 412. Annexe 1.25 : Les plus grandes villes du monde 414. Annexe
1.26 : Les pays les plus peuplés du monde 415. Annexe 1.27 : La francophonie
dans le ... Trace des cercles pour représenter chacun des continents, sans
oublier que l'Asie est la masse terrestre la plus grande, et que l'Australie est la
plus petite ...
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« in : Paul Shepard, 2013, Nous n'avons qu'une seule terre, Paris : José
Corti, traduit de l'anglais par Bertrand Fillaudeau, pp. i-xix. Faire animal de soi : La métaphysique poético-évolutionniste de Paul
Shepard Dominique Lestel Si on pouvait fumer Shepard (1925-1996), au lieu d'être obligé de le lire,
on pourrait en avoir des visions grandioses. Ce regret exprimé, rien
n'empêche de s'immerger dans sa prose. Sa pensée décapante se pare souvent
d'oripeaux que des années de conditionnements intellectuels nous font
parfois juger un peu malsains mais ces scories sont rattrapées par des
fulgurances époustouflantes. Shepard n'est pas postmoderne ; en faire un
red neck - un plouc des campagnes - serait pourtant un dangereux contre-
sens. Shepard est au contraire un intellectuel de premier ordre qui a été
l'un des vrais pionniers de la pensée écologique américaine et il en reste
l'un des représentants les plus intéressants. On peut même dire que la
pertinence de son propos croît avec le temps - ce qui est la marque des
meilleurs. Ecologie humaine Paul Shepard invente un genre littéraire personnel - qu'il appelle
« écologie humaine » : « Le problème central de l'écologie humaine peut
être caractérisé comme la relation de l'intellect à la nature[1] ». Il
ajoute, de façon significative, qu'il va en donner au lecteur quelques
exemples en citant les travaux d'un biologiste, d'un historien de l'art,
d'un théologien, d'un spécialiste des mythologies et de quelques
anthropologues ! Le lecteur qui s'attendait à des travaux de biologie des
populations a donc compris son erreur. La bête noire de Shepard, c'est
l'anthropologie culturelle relativiste dont Margaret Mead était la grande
prêtresse, celle qui attrape des vapeurs quand on évoque devant elle la
biologie et l'évolution. Pour Shepard, au contraire, construire une théorie
de l'homme sans y faire référence est un pur non sens. Mais Shepard aurait
également eu les plus grandes réticences vis-à-vis de l'anthropologie
cognitive contemporaine qui accorde pourtant une place essentielle à la
biologie humaine et à son évolution mais qui le fait dans un cadre d'une
désolation intellectuelle affligeante. Comment un penseur d'une immense
culture et d'une intelligence subtile au plus haut point aurait-il pu
s'entendre avec de vulgaires positivistes à moitié illettrés? L'écologie
humaine de Shepard ne s'intéresse qu'en passant aux neurosciences ; il
s'appuie plutôt sur la mythologie d'un Campbell, est conduit à citer les
travaux de l'historien d'art Walter Abell sur les cathédrales gothiques et
discute la théorie de la métaphore d'Elizabeth Sewell. Son anthropologie
se mélange à une psychologie du développement qui se nourrit autant
d'Erikson que de Piaget, et son naturalisme prend en compte le biologique
de l'humain sans s'y inféoder pour autant, ce qui constitue sans aucun
doute une excellente façon de maximiser le nombre d'ennemis dans le monde
universitaire contemporain. Pour le penseur américain, « le monde naturel
ne doit pas être envisagé comme un ensemble de contraintes mais plutôt
comme un ensemble de contextes dans lesquels nous pouvons pleinement
réaliser nos rêves[2]». Deux questions le fascinent : celle de la relation
entre le développement complexe de l'enfant et les déformations qu'il subit
à cause de conditions environnementales pathologiques, d'une part ; et
celle des raisons pour lesquelles l'humain persiste à détruire l'habitat
qui l'a fait naître. A cet égard, Shepard est remarquable par sa capacité
à ne pas éluder les problèmes les plus dérangeants et à les aborder de
front. Loin de se contenter de réponses convenues sur les dégâts du
progrès, il se demande plutôt d'où vient l'étrange incapacité de l'humain
à corriger efficacement la cupidité personnelle et l'inertie politique qui
conduisent au désastre écologique que nous vivons aujourd'hui et il
préconise d'enseigner l'animalité aux enfants dans les écoles. L'intuition
centrale de l'écologie humaine de Shepard peut se résumer en une courte
phrase : l'humain contemporain est toujours un esprit du Pléistocène perdu
dans des environnements qui le mutilent en déformant son ontogenèse. Retour au Pleistocène L'écologie humaine de Shepard est une écologie engagée. Shepard émet un
constat acerbe sur la culture de son époque (elle est franchement
suicidaire en brisant la connexion homme/animal) et suggère de suivre une
piste qui n'est pas sans rappeler parfois la tournure d'esprit de
l'écrivain anglais G.K. Chesterton : il faut retourner au Pléistocène. La
proposition peut surprendre ; on le serait à moins. La rejeter d'emblée est
pourtant contre productif. Il est plus intéressant de se demander ce
qu'elle signifie pour Shepard - et quel est le sens du retour en arrière
qu'il préconise. La fin du Pléistocène, comme chacun sait, correspond au
paléolithique et à l'émergence de l'homme moderne. C'est l'époque des
chasseurs-cueilleurs qui vivent en petits groupes et dont l'organisation
sociale est parfaitement adaptée à l'écologie naturelle d'Homo sapiens.
C'est aussi, et surtout, « un mode de vie dans lequel toutes choses,
vivantes et non vivantes, sont imbibées par l'esprit et la conscience[3] ».
Retourner au Pléistocène constitue pour Shepard une façon de retourner chez
soi - et ce n'est pas un hasard si l'un de ses livres porte précisément ce
titre. Shepard ne préconise pas de voyager dans le temps ; la science-
fiction n'est pas sa tasse de thé et le penseur singulier est loin d'être
un fou furieux. Il propose plutôt de retourner dans l'espace spirituel du
chasseur-cueilleur en mobilisant de nouveau, sans doute selon des modalités
inédites, les connexions perdues et les relations oubliées à l'écologie qui
caractérisait l'homme du Pléistocène. Il suggère d'incorporer ces
agencements paléolithiques à la sensibilité présente et aux contraintes
contemporaines - de retrouver les principes sociaux, les intuitions
métaphysiques et les qualités psychiques propres au chasseur-cueilleur.
Shepard parle d'éléments culturels chez les chasseurs de bison du
Magdalénien, chez les Hopis et chez les Bushmen du Kalahari à « retrouver »
et à « recréer ». Chaque culture est de toute façon pour lui une mosaïque
qui préserve et fait revivre des aspects des modes de vie antérieurs. Nous
sommes toujours du Pléistocène par notre génome et nous ne seront
pleinement épanouis qu'en retrouvant un écosystème qui lui soit congruent. Une telle attitude est très éloignée de celle du paysan (que Shepard
qualifie ironiquement de « réfugiés de temps meilleurs ») qui s'efforce de
multiplier le contrôle sur un espace du vivant qui s'établit dans une
proximité territoriale forte et qui conçoit moins le rapport à l'animal
comme une rencontre que comme une domination. Le paysan, agriculteur ou
pasteur, ne s'intéresse plus qu'à un nombre restreint de formes de vie -
celles qui peuvent lui être utiles à quelque chose. Shepard dit non sans
une certaine méchanceté que la vision du monde du paysan est très bien
exprimée par la métaphore du « monde légume». La surprise a sa place dans
l'espace du chasseur-cueilleur alors que le paysan la craint et s'en
prémunie au mieux. Pour le chasseur-cueilleur, gagner et perdre sont
finalement des phénomènes éphémères et tout ce qui génère des frictions est
essentiel dans une vie réussie. Le monde bipolaire des paysans est au
contraire obsédé par la suprématie totale et par la volonté pathologique
d'éradiquer l'ennemi de façon irréversible. Le sacrifice accommode la peur
de la mort chez les paysans, mais c'est celle, dérisoire, de la mort
domestique. La chasse constitue la colonne vertébrale de la pensée de Shepard qui
n'hésite d'ailleurs pas à sa demander si les chasseurs n'étaient pas « plus
pleinement humains » qu'un non chasseur. La chasse est pour lui un exercice
à travers lequel l'humain - après tout l'humain est pour lui une
intelligence machiavélienne de singe qui s'est ajoutée à la rage carnivore
du prédateur. Etre chasseur n'est donc pas une occupation comme une autre ;
c'est un statut ontologique propre. Le chasseur vit avec l'animal dans des
rapports qui excluent la domination et l'assujettissement qui sont
caractéristiques de l'élevage. Le chasseur suit l'animal à la trace et
traque ses proies à travers la mobilisation de compétences diverses. Les
proximités homme/animal n'ont jamais rien eu de spontanées ; elles se sont
au contraire constituées à travers la chasse. Traquer, tuer et manger
l'animal a été un moyen privilégié de le connaître, mais aussi de le
respecter et de se l'approprier - non seulement métaboliquement mais
également intellectuellement et spirituellement. Le chasseur s'installe
dans un étrange rapport avec sa proie animale, à la fois possesseur et
possédé - oui, possédé, car la situation de la chasse est toujours
potentiellement réversible et non fixée une fois pour toute comme dans
l'élevage. Comme l'éco-féministe Val Plumwood, Shepard considère sans
surprise qu'être une proie est une expérience tout aussi fondamentale. L'animal mort n'est pas moins important que l'animal vivant quand on peut
en disséquer le cadavre après l'avoir tué. Shepard estime que la dissection
a joué un rôle important dans la reconnaissance des proximités
homme/animal. Le chasseur pénètre ainsi dans les arcanes du corps animal.
En ouvrant le corps des animaux qu'ils allaient manger, et en faisant sens
de ses configurations internes, les chasseurs ont découvert de troublantes
ressemblances. Les similitudes internes entre les organes animaux et les
leurs étaient plus impressionnantes encore que leurs ressemblances
externes. Shepard évoque une « sorte de phénoménologie vénatique » à propos
des chasseurs-cueilleurs qui s'introduisent dans les mondes non humains à
partir de prouesses extraordinaires qui combinent la fabrication d'outils,
la sophistication intellectuelle, la philosophie et la tradition. Il lie la
pratique de la chasse à une forme d'humilité fondamentale vis-à-vis du
monde vivant