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La démocratie comme fondement institutionnel d'un « capitalisme
raisonnable »: lecture croisée de J.R. Commons et J. Dewey
Laure Bazzoli et Véronique Dutraive TRIANGLE, Université de Lyon, Lyon 2
laure.bazzoli@univ-lyon2.fr , veronique.dutraive@univ-lyon2.fr Introduction : vers une lecture croisée
Un des enjeux théoriques et pratiques majeurs du concept d'institution
dans le programme de recherche lancé par l'ancien institutionnalisme
américain est d'envisager les phénomènes sociaux et économiques d'un point
de vue non naturaliste et pragmatiste. Dans cette perspective, il s'agit
tant d'élaborer une théorie de la construction sociale des institutions et
de la régulation de la société moderne et du capitalisme, que de
s'interroger sur la nature de cette régulation ainsi que ses évolutions
possibles et souhaitables [1]. Cette question a conduit J.R. Commons à
développer une réflexion sur les principes et les modalités d'une
régulation de l'économie propres à établir « un capitalisme raisonnable »
envisagé comme une voie pour résoudre les problèmes posés par le
capitalisme financier (banker capitalism) par l'approfondissement des bases
démocratiques des sociétés modernes [2]. Ce point de vue et cette réflexion font fortement écho à l'?uvre de
Dewey, sa conception de l'enquête sociale et sa philosophie de la
démocratie. Mais si l'influence de, et la référence à, la philosophie
pragmatiste de Dewey, à côté de celle de Peirce, dans l'?uvre de Commons
est explicite et avérée en ce qui concerne les fondements épistémologiques
et psychologiques de son économie institutionnaliste (Bazzoli et Dutraive,
2006), cela n'est pas le cas en ce qui concerne la question de la
démocratie. J.R. Commons cite The Quest for Certainty (1929) (Commons,
1934a, p. 150), Logic : the Theory of Inquiry (1938) (Commons, 1939) et
Human Nature and Conduct (1922) (Commons, 1934a, p. 648), mais pas The
Public an its Problems (1927) ou La démocratie créatrice (1939), qui
constituent deux des travaux phares de la philosophie de la démocratie
développée par Dewey. De même, Commons n'élabore pas à proprement parlé une
théorie de la démocratie mais cette question est bien au c?ur de sa
critique conjointe du libéralisme et du marxisme ainsi que de son éthique
et sa philosophie sociale. Ayant montré que la société moderne a établi par
le processus de l'action collective des libertés civiles, politiques et
économiques essentielles « contre les anciennes oppressions », Commons
situe clairement l'enjeu normatif de sa réflexion dans le dernier chapitre
d'Institutional Economics : il s'agit de trouver les « refuges du
Libéralisme et de la Démocratie modernes contre le Communisme, le Fascisme
ou le Capitalisme financier » (1934a, p. 902). C'est en le rendant plus
démocratique que Commons envisage les moyens de « rendre le capitalisme
meilleur ». Ce qui rejoint le propos de Dewey lorsqu'il considère, à l'orée
de la seconde guerre mondiale, la démocratie comme « la tâche qui nous
attend ». Comme le soulignait K. Parsons (1970, p.xiii), la « vie et le travail [de
Commons] se sont déroulés parallèlement à celle et celui de Dewey », ce
sont deux contemporains dont les ?uvres prolixes se sont développées
parallèlement [3], « mais il n'y a eu aucune communication directe entre
eux », à la différence de Veblen qui a côtoyé Dewey à l'Université de
Chicago et à la New School for Social Research [4]. Commons et Dewey ont
pourtant tous deux participé activement à la Progressive Era caractérisant
l'histoire intellectuelle des Etats-Unis entre les deux guerres et ont
défendu toute leur vie l'approfondissement de la démocratie, de la liberté
et de la justice sociale, mais sans se rencontrer dans leurs combats. Si
Commons revendique avec force sa filiation au pragmatisme social de Dewey,
il ne semble pas avoir eu connaissance de sa philosophie de la démocratie
et Dewey, pourtant souvent associé au courant institutionnaliste, ne semble
avoir eu connaissance de l'existence de Commons qu'à travers la notion de
transaction. Mais quoi qu'il en soit des influences et du degré de
connaissance par Commons de l'?uvre de Dewey, on peut défendre, avec K.
Parsons, « qu'en étudiant les écrits de Dewey, on comprend mieux les
implications des idées fondamentales de Commons » (ibid.). Suivant cette
démarche, nous rendrons plus explicite une connexion et une complémentarité
entre leurs ?uvres. Ainsi, nous chercherons à mettre en avant les proximités fortes de ces
deux auteurs sur leur philosophie sociale, leur éthique démocratique et
leur visée réformiste ; ces proximités étant ancrées dans la conception de
l'enquête sociale portée par le pragmatisme de Dewey dans laquelle Commons
se place pour le coup explicitement. Ce sera notre premier objectif dans ce
texte. Au-delà de ces proximités fortes et évidentes qui apparaissent à la
lueur d'une lecture croisée, on peut aussi mettre en évidence l'apport de
la problématique du capitalisme raisonnable (ancrée dans une théorie des
valeurs raisonnables) et des programmes réformistes conçus par Commons
(avec une "machinerie" institutionnelle concrète) à la pensée deweyienne de
la démocratie. On peut défendre que Commons étend la philosophie
pragmatiste de la démocratie de Dewey, du domaine social général au domaine
de l'économie, du niveau philosophique au niveau institutionnel. C'est
d'ailleurs bien au fond à la fois la filiation et la contribution de
l'économie institutionnaliste au pragmatisme philosophique que Commons
affirme lorsqu'il nous dit : « Not until we reach John Dewey do we find
Peirce expanded to ethics, and not until we reach institutional economics
do we find it expanded to transactions, going concerns, and Reasonable
Value » (1934a, p. 155). Nous procéderons en deux temps. Dans un premier temps, nous partirons de
cette citation de Commons pour en délimiter la signification et les
implications [5]. La filiation au pragmatisme deweyien se fait d'abord sur
le terrain épistémologique de la logique de l'enquête sociale et de ses
enjeux pour penser et agir sur les problèmes des sociétés humaines. Il
s'agira ici d'approfondir un des apports importants de la pensée de Dewey,
la nécessité d'articuler méthode scientifique, enquête sociale et réflexion
éthique critique, que Commons retient et qu'il applique à l'étude des
transactions et organisations économiques. Il s'agira aussi d'envisager
plus précisément le statut de l'éthique dans la pensée de ces deux auteurs
sur la base de la continuité affirmée entre science et éthique. Dans un
second temps nous nous livrerons à une lecture croisée des philosophies
sociales des deux auteurs, la philosophie de la démocratie de Dewey dont
nous dégagerons les lignes de force, à la fois dans ses fondements
(expérience, individuel / social), ses thèses centrales (le public) et son
éthique (conception même de la démocratie, statut de l'éducation), et celle
de Commons, notamment sa conception de l'Etat démocratique et sa théorie
positive-normative des valeurs raisonnables et de l'intérêt public. Si les
pensées de ces deux auteurs sont spécifiques, elles sont fondées sur une
même conception de l'individu et du social et montrent chacune à leur
manière que la démocratie est un processus expérimental d'auto-correction
des règles sociales adapté à la pluralité des croyances, des valeurs, des
intérêts et que la participation des citoyens au développement et à la
transformation des institutions est essentielle au progrès humain,
individuel et collectif. Ainsi, la philosophie sociale sous-tendant la
recherche d'un capitalisme raisonnable chez Commons est cohérente avec
l'éthique pragmatiste de la démocratie de Dewey, et en retour contribue à
l'enrichir au sens où elle l'étend à la question de la démocratie
économique et l'approfondit concrètement. 1. L'enquête sociale, les valeurs et l'éthique : cadre général d'une pensée
pragmatiste de la démocratie
J.R. Commons a toujours souligné combien il avait été marqué et motivé
par la lecture de l'essai de Peirce (1879) « Comment rendre nos idées
claires ? » où il trouva la formulation de la méthode de connaissance
congruente à sa pratique et son projet scientifiques ; et il commente
Peirce de manière approfondie dans Institutional Economics pour faire de sa
philosophie le fondement de sa méthode d'investigation. Comme la citation
mise en introduction le défend, Commons a sur la base du « pragmatisme
scientifique » de Peirce fait appel à Dewey et à son « pragmatisme social »
parce que Dewey « étend Peirce à l'éthique » et permet de traiter « du
pragmatisme des êtres humains », sujet-objet (subject matter) des sciences
sociales dans lesquelles, à la différence des sciences physiques, le futur
(temps historique) et les buts (volonté humaine) s'exercent (Commons,
1934a, p. 150, 155, 655). Cependant, si la référence à Dewey est forte,
Commons ne nous en dit guère plus et nulle part à notre connaissance il ne
propose à son lecteur de lecture de texte approfondie de l'influence de
Dewey sur sa pensée, connexion pourtant essentielle puisqu'il positionne
l'économie institutionnaliste dans la lignée de la conception de l'enquête
sociale de Dewey et comme une extension du pragmatisme « aux transactions,
going concerns, et valeurs raisonnables ». Toute lecture croisée de Commons
et Dewey constitue donc (encore plus que ce n'est le cas dans toute
lecture