Philippe Jaenada - Shadows Government

A - Architecture assembler ...... Bien que la vitre ordinaire laisse passer un
spectre plus large de lumière visible, elle arrête jusqu'à 95% de l'ultraviolet.

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Philippe Jaenada
Le chameau sauvage
À mes parents, À Mathilde de Bouard 1
Un jour, ce n'est rien mais je le raconte tout de même, un jour d'hiver
je me suis mis en tête de réparer le radiateur de ma salle de bains, un
appareil à résistances fixé au-dessus de la porte. Il faisait froid et le
radiateur ne fonctionnait plus (ces précisions peuvent paraître superflues:
en effet, si le radiateur avait parfaitement fonctionné, un jour de grande
chaleur, je ne me serais sans doute pas mis en tête de le réparer - je
souligne simplement pour que l'on comprenne bien que ce premier dérapage
vers le gouffre épouvantable n'était pas un effet de ma propre volonté,
niais de celle, plus vague et pernicieuse, d'éléments extérieurs comme le
climat parisien ou l'électroménager moderne: je ne suis pour rien dans le
déclenchement de ce cauchemar). Dans le domaine de la réparation
électrique, et d'ailleurs de la réparation en général, j'étais tout juste
capable de remettre une prise débranchée dans les trous. Pas de prise à ce
radiateur, évidemment. Mais je ne sais pas ce qui m'est passé sous le crâne
ce jour-là, je me suis cru l'un de ces magiciens de la vie pour qui tout
est facile (il faut dire que jamais encore je n'avais été confronté à de
réels obstacles, ni dettes faramineuses, ni chagrins d'amour, ni maladies
graves, ni problèmes d'honneur avec la pègre, ni pannes de radiateur, rien,
peut-être un ongle cassé - alors naturellement, j'étais naïf).
J'ai pris soin de disjoncter le courant (bien entendu), puis je suis
monté sur une chaise avec grâce et souplesse pour aller fouiller dans les
fils. Des tas de fils de toutes les couleurs entremêlés, bleu rouge jaune,
des soudures et des plaquettes, que je dérangeais au hasard du bout des
doigts, que j'agitais distraitement comme un médecin qui voudrait guérir
son patient de la grippe en le secouant un peu par les épaules - mais je me
disais: les magiciens de la vie arrangent tout sans mode d'emploi, clic,
souvent même sans y penser: la bagnole n'avance plus, attends je vais jeter
un coup d'?il sur le moteur, voilà ça démarre; Gérard ne veut pas venir ce
soir, je lui passe un coup de fil, voilà il arrive; le radiateur est cassé,
je te répare ça, voilà ça chauffe. Je suis descendu serein de ma chaise -
le petit bond léger du technicien de haut vol qui vient de remplir sa
mission en sifflotant - pour aller remettre le courant. Non, ça ne
fonctionnait pas. Étrange.
J'ai de nouveau disjoncté, fouillé dans les fils, remis le courant, ça ne
marchait toujours pas, zut, je grimpe sur ma chaise, je ne vais pas me
laisser décourager par deux ou trois échecs, ah ah c'est pas mon genre, j'y
retourne, je ne sais plus combien de fois, je disjoncte, voyons voir, une
pichenette ici, je rebranche, mince, flûte, c'est curieux, je remonte, je
redescends, pas normal, je remonte... J'insistais comme une mouche butée
qui se lance dix fois de suite contre une vitre, persuadée qu'elle va bien
finir par réussir à la traverser.
Je m'énervais. Attendez, magiciens de la vie, j'arrive. Partez pas, les
gars, je suis des vôtres. Voilà voilà. Putain de vitre, grogne la mouche,
tu vas me laisser passer? Après seize ou dix-sept mille essais, n'étant pas
très carré d'esprit, j'ai fini par perdre le sens du rythme, de la
succession logique et harmonieuse des opérations, c'est-à-dire que je me
suis trompé dans l'ordre des choses - tête de linotte, j'ai bien pris soin
de mettre le courant en marche avant de fourrer tranquillement mes doigts
dans les fils: et bien sûr, là, une grosse boule jaune, coup de tonnerre,
quelque chose comme un Boeing liquide qui me passe le mur du son dans tout
le corps, la chaise, l'impression de voler en éclats et bang la tête contre
l'émail, j'atterris disloqué au fond de la baignoire, derrière moi - je
reste assis tordu là un bon quart d'heure, assommé, à regarder le bout de
mes doigts brûlés, le radiateur là-haut, le trou de vidange en bas.
NE VOUS PRENEZ JAMAIS POUR UN
MAGICIEN DE LA VIE
Technicien de haut vol. Sur le coup, j'ai pensé que je l'avais échappé
belle, eh ben mon vieux t'es pas passé loin, je n'ai vu là qu'un incident,
spectaculaire et désagréable évidemment mais sans conséquence et vite
souvenir, bonne petite histoire à raconter aux amis. Avec le recul, et pour
glisser un brin de poésie par l'image dans ce texte un peu technique, je
vois cette péripétie du saut foudroyant comme l'étincelle qui annonçait
l'incendie. La différence, c'est que lorsque les brindilles ont pris et que
le chasseur, disons, s'aperçoit effaré que les fougères s'enflamment entre
ses bottes, il peut d'abord essayer de les piétiner furieusement, puis si
rien n'y fait, il jette son fusil et se met à courir à grande vitesse à
travers la forêt. Mais allez vous mettre à courir à grande vitesse à
travers la vie, allez vous enfuir...
2
Je m'appelle Halvard Sanz et je suis né à Morsang-sur-Orge. J'étais
traducteur de romans de gare, à l'époque de cette chute dans la baignoire.
Le lendemain, en début de soirée, je discutais avec ma s?ur dans un
bistrot russe, minuscule et sombre, près de la rue Montorgueil. J'y venais
presque chaque soir, pour contempler les clients bizarres qui traînaient
par là (peintres nuls, putes ratées, truands de seconde zone et vieux
radoteurs qui clignotaient déjà) et déguster l'excellente vodka que l'on y
servait pour dix francs le verre.
La patronne, Anna, était une Russe née à Moscou, et le patron Ernest un
Camerounais de Douala parti étudier à Moscou, où ils s'étaient rencontrés.
Je fréquentais leur bar pour sa clientèle pittoresque mais aussi pour la
musique, mélange de folklores russe et camerounais (chacun des deux mettait
à son tour une cassette de son choix). Ce principe servait également pour
la décoration: chacun disposait d'un mur, ce qui créait une atmosphère pour
le moins saisissante. L'endroit s'appelait «Le Charme slave» - je crois me
souvenir que c'était une idée du mari.
Je bavardais donc avec ma s?ur ce soir-là, lorsqu'un grand séducteur
marseillais est venu s'asseoir près de nous, avec le sans-gêne et l'aisance
d'un propriétaire qui vient s'assurer que nous sommes satisfaits. Il nous a
adressé un clin d'?il complice en s'installant, puis a tapé dans ses mains:
- Un pastis, Olga!
La patronne (Anna, donc) s'est approchée de nous en souriant. J'ai cru
qu'elle allait le mettre en miettes: elle était plutôt costaude et lui
maigrelet, cassant. Mais elle a simplement posé ses deux mains à plat sur
la table.
- Pas de pastis ici, petit trou de cul. Et je vais dire deux choses: si
encore une fois tu gueules comme ça dans mon bar et si tu tapes dans les
mains pour que je viens, je te jette dans la porte.
- Ha ha ha! O.K., Olga, O.K. C'était pour rigoler. Donne-moi une vodka,
je bois que ça! Et de la meilleure, hein! J'ai de quoi, t'en fais pas.
Il était splendide: une vingtaine d'années à peine, un accent du Vieux-
Port à faire se gondoler les sardines, une mise en plis laquée - comme on
n'en voit plus que dans les vieux catalogues La Redoute - posée sur un
long, très long corps de bringue, un costume beige à fines rayures, des
chaussures bicolores rutilantes: on aurait juré un faux. Bon, je n'ai rien
contre les Marseillais, attention, au contraire, il paraît qu'ils sont très
sympathiques (trois ans après cette soirée, ma s?ur en a épousé un, il est
formidable; et lors du mariage, il y en avait des tonnes, tous très
sympathiques - même si je ne comprenais pas toujours ce qu'ils disaient),
mais celui-ci faisait honte à la Canebière.
- Je m'appelle Hannibal, je suis le fils d'un caïd de Marseille. Et moi-
même... La pègre, ça vous dit quelque chose? Bon, motus. Je viens chercher
deux trois affaires à Paname. J'ai cinq patates en liquide dans les poches,
pour m'amuser ce soir, et le gros du paquet dans le coffre de l'hôtel. Je
suis au Ritz, vous connaissez? Si vous voulez, vous serez mes amis.
Ma s?ur restait ébahie. Soufflée. Je l'avais amenée là pour lui faire
goûter à cette ambiance camerouno-russe si particulière, mais je n'en
espérais pas tant.
- Mais attention, les enfants. Quand j'ai un ami, c'est pour la vie.
C'est comme ça, chez nous. Je meurs pour lui, s'il faut. Mais s'il est pas
réglo avec moi, c'est lui qui meurt.
- Normal, Hannibal, a dit ma s?ur.
Il l'a regardée avec respect. Mazette, ça sait causer, ces Parigotes. Un
petit clin d'?il pour se ressaisir, avant de boire une gorgée de vodka sans
la lâcher des yeux pardessus le verre - ça sait vous envoûter une petite,
ces Marseillais.
- Elle est splendide, ta femme. C'est ta femme, non? Comme je l'ai dit,
je n'avais encore jamais été confronté à des situations dangereuses, mais
l'instinct est l'un de ces mystères de la nature qu'il est inutile de
chercher à expliquer.
- Oui. Content qu'elle te plaise.
- Elle me plaît, oui. Dommage. La femme d'un ami, c'est sacré, dans le
milieu. Mais c'est dommage. Sérieux. J'aurais pu la rendre heureuse. Note
bien que si je voulais... Parce que je fais toujours ce que je veux, faut
le savoir. Surtout avec les dames. Enfin, un ami c'est un ami. Vous vous
appelez comment, tous les deux?
- Halvard Sanz.
- Pascale Sanz.
- Moi c'est Hannibal. Tout court. Nom de jeune fille?
- Hein? Moi? Nom de jeune fille? Blaise. Pascale Blaise.
- C'est joli, mais... T'as dû avoir des problèmes à l'école, hein, les
jeux de mots... Non, excuse-moi, c'est vulgaire. J'aime p