VALÉRY - ''La jeune Parque' - Comptoir Littéraire

Dans sa dédicace à André Gide, il déclara : «Depuis des années, j'avais laissé l'
art des vers ; essayant de m'y astreindre encore, j'ai fait cet exercice que je te ...
Puisque l'étude du mécanisme de l'intelligence, surpris dans le moment propice
de l'élaboration ou de l'invention, restait sa curiosité profonde, il a corrigé la ...

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Paul VALÉRY "La jeune Parque" (1917) Poème de 512 alexandrins
«Le Ciel a-t-il formé cet amas de merveilles
Pour la demeure d'un serpent?»
Pierre Corneille. Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
Seule avec diamants extrêmes?... Mais qui pleure,
Si proche de moi-même au moment de pleurer? Cette main, sur mes traits qu'elle rêve effleurer,
Distraitement docile à quelque fin profonde,
Attend de ma faiblesse une larme qui fonde,
Et que de mes destins lentement divisé,
Le plus pur en silence éclaire un c?ur brisé.
La houle me murmure une ombre de reproche,
10 Ou retire ici-bas, dans ses gorges de roche,
Comme chose déçue et bue amèrement,
Une rumeur de plainte et de resserrement...
Que fais-tu, hérissée, et cette main glacée,
Et quel frémissement d'une feuille effacée
Persiste parmi vous, îles de mon sein nu?
Je scintille, liée à ce ciel inconnu...
L'immense grappe brille à ma soif de désastres. Tout-puissants étrangers, inévitables astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
20 Je ne sais quoi de pur et de surnaturel ;
Vous qui dans les mortels plongez jusques aux larmes
Ces souverains éclats, ces invincibles armes,
Et les élancements de votre éternité,
Je suis seule avec vous, tremblante, ayant quitté
Ma couche ; et sur l'écueil mordu par la merveille,
J'interroge mon c?ur quelle douleur l'éveille,
Quel crime par moi-même ou sur moi consommé?...
... Ou si le mal me suit d'un songe refermé,
Quand (au velours du souffle envolé l'or des lampes)
30 J'ai de mes bras épais environné mes tempes,
Et longtemps de mon âme attendu les éclairs?
Toute? Mais toute à moi, maîtresse de mes chairs,
Durcissant d'un frisson leur étrange étendue,
Et dans mes doux liens, à mon sang suspendue,
Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais
De regards en regards, mes profondes forêts. J'y suivais un serpent qui venait de me mordre. Quel repli de désirs, sa traîne !... Quel désordre
De trésors s'arrachant à mon avidité,
40 Et quelle sombre soif de la limpidité ! Ô ruse !... À la lueur de la douleur laissée
Je me sentis connue encor plus que blessée...
Aux plus traître de l'âme une pointe me naît ;
Le poison, mon poison, m'éclaire et se connaît :
Il colore une vierge à soi-même enlacée,
Jalouse... Mais de qui, jalouse et menacée?
Et quel silence parle à mon seul possesseur? Dieux ! Dans ma lourde plaie une secrète soeur
Brûle, qui se préfère à l'extrême attentive. 50 Va ! Je n'ai plus besoin de ta race
naïve,
Cher Serpent... je m'enlace, être vertigineux !
Cesse de me prêter ce mélange de noeuds
Ni ta fidélité qui me fuit et devine...
Mon âme y peut suffire, ornement de ruine !
Elle sait, sur mon ombre égarant ses tourments,
De mon sein, dans les nuits, mordre les rocs charmants ;
Elle y suce longtemps le lait des rêveries...
Laisse donc défaillir ce bras de pierreries
Qui menace d'amour mon sort spirituel...
60 Tu ne peux rien sur moi qui ne soit moins cruel,
Moins désirable... Apaise alors, calme ces ondes,
Rappelle ces remous, ces promesses immondes...
Ma surprise s'abrège, et mes yeux sont ouverts.
Je n'attendais pas moins de mes riches déserts
Qu'un tel enfantement de fureur et de tresses :
Leurs fonds passionnés brillent de sécheresse
Si loin que je m'avance et m'altère pour voir
De mes enfers pensifs les confins sans espoir...
Je sais... Ma lassitude est parfois un théâtre.
70 L'esprit n'est pas si pur que jamais idolâtre
Sa fougue solitaire aux élans de flambeau
Ne fasse fuir les murs de son propre tombeau.
Tout peut naître ici-bas d'une attente infinie.
L'ombre même le cède à certaine agonie,
L'âme avare s'entr'ouvre, et du monstre s'émeut
Qui se tord sur le pas d'une porte de feu...
Mais, pour capricieux et prompt que tu paraisses,
Reptile, ô vifs détours tout courus de caresses,
Si proche impatience et si lourde langueur,
80 Qu'es-tu, près de ma nuit d'éternelle
longueur?
Tu regardais dormir ma belle négligence...
Mais avec mes périls, je suis d'intelligence,
Plus versatile, ô Thyrse, et plus perfide qu'eux.
Fuis-moi ! du noir retour reprends le fil visqueux !
Va chercher des yeux clos pour tes danses massives.
Coule vers d'autres lits tes robes successives,
Couve sur d'autres c?urs les germes de leur mal,
Et que dans les anneaux de ton rêve animal
Halète jusqu'au jour l'innocence anxieuse !..
90 Moi, je veille. Je sors, pâle et prodigieuse,
Toute humide des pleurs que je n'ai point versés,
D'une absence aux contours de mortelle bercés
Par moi seule... Et brisant une tombe sereine,
Je m'accoude inquiète et pourtant souveraine,
Tant de mes visions parmi la nuit et l'oeil,
Les moindres mouvements consultant mon orgueil. Mais je tremblais de perdre une douleur divine !
Je baisais sur ma main cette morsure fine,
Et je ne savais plus de mon antique corps
100 Insensible, qu'un feu qui brûlait sur mes bords : Adieu, pensai-je, MOI, mortelle soeur, mensonge. Harmonieuse MOI, différente d'un songe,
Femme flexible et ferme aux silences suivis
D'actes purs !... Front limpide, et par ondes ravis,
Si loin que le vent vague et velu les achève,
Longs brins légers qu'au large un vol mêle et soulève,
Dites !... J'étais l'égale et l'épouse du jour,
Seul support souriant que je formais d'amour
À la toute-puissante altitude adorée... 110 Quel éclat sur mes cils aveuglément dorée,
Ô paupières qu'opprime une nuit de trésor,
Je priais à tâtons dans vos ténèbres d'or !
Poreuse à l'éternel qui me semblait m'enclore,
Je m'offrais dans mon fruit de velours qu'il dévore ;
Rien ne me murmurait qu'un désir de mourir
Dans cette blonde pulpe au soleil pût mûrir :
Mon amère saveur ne m'était point venue.
Je ne sacrifiais que mon épaule nue
À la lumière ; et sur cette gorge de miel,
120 Dont la tendre naissance accomplissait le ciel,
Se venait assoupir la figure du monde.
Puis dans le dieu brillant, captive vagabonde,
Je m'ébranlais brûlante et foulais le sol plein,
Liant et déliant mes ombres sous le lin.
Heureuse ! À la hauteur de tant de gerbes belles,
Qui laissais à ma robe obéir les ombelles,
Dans les abaissements de leur frêle fierté ;
Et si, contre le fil de cette liberté,
Si la robe s'arrache à la rebelle ronce,
130 L'arc de mon brusque corps s'accuse et me prononce,
Nu sous le voile enflé de vivantes couleurs
Que dispute ma race aux longs liens de fleurs ! Je regrette à demi cette vaine puissance...
Une avec le désir, je fus l'obéissance
Imminente, attachée à ces genoux polis ;
De mouvements si prompts mes v?ux étaient remplis
Que je sentais ma cause à peine plus agile !
Vers mes sens lumineux nageait ma blonde argile,
Et dans l'ardente paix des songes naturels,
140 Tous ces pas infinis me semblaient éternels.
Si ce n'est, ô Splendeur, qu'à mes pieds l'Ennemie,
Mon ombre ! la mobile et la souple momie,
De mon absence peinte effleurait sans effort
La terre où je fuyais cette légère mort.
Entre la rose et moi, je la vois qui s'abrite ;
Sur la poudre qui danse, elle glisse et n'irrite
Nul feuillage, mais passe, et se brise partout...
Glisse ! Barque funèbre... Et moi vive, debout,
Dure, et de mon néant secrètement armée,
150 Mais , comme par l'amour une joue enflammée,
Et la narine jointe au vent de l'oranger,
Je ne ren