III. Le duel: moi-même par un autrui. - LibraWeb

Ce chant de l'Église nous raconte encore l'éternelle haine de l'ange déchu pour
...... être par nous-mêmes, chantent en cette fête les miséricordes du SEIGNEUR!
.... y étaient réglés et nul n'eût osé s'absenter de ces exercices sans permission.
...... le banquet eucharistique où il nourrit sa créature de sa chair et de son sang.

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Autour de la question du tiers
I En 1959, le poète Paul Celan évoquait dans son texte en prose Entretien
dans la montagne « un langage [...] sans Je et sans Tu, rien qu'Il, rien
que ça, [... ], rien qu'Ils, et seulement cela »[1]. L'opposition entre
deux formes du langage, celle de la relation intersubjective marquée par
l'emploi des pronoms Je/Tu et celle, impersonnelle, symbolisée par le
pronom de la troisième personne Il, provient, chez Celan, de la
philosophie de Martin Buber, et en particulier de son livre Je et Tu,
(Ich und Du) paru en 1923, livre qui l'avait beaucoup marqué. Mais
parallèlement à cette inspiration « bubérienne », Celan avait été
également profondément influencé par les écrits d'Emile Benveniste.
Ceux-ci sont caractérisés par une approche à la fois purement linguistique
- au sens le plus technique de ce terme- et distinctement philosophique des
problèmes du langage. Au centre de sa théorie du langage se trouve la mise
en évidence de l'acte individuel par lequel le sujet parlant mobilise la
langue pour son propre compte et en assume les catégories dans une
« instance de discours » subjective En effet, la langue se présente, en
tant que telle, comme un système d'éléments phonétiques, de traits
distinctifs et de règles grammaticales qui commandent leur agencement.
Mais ce système purement formel reste virtuel tant qu'un sujet parlant
ne l'a pas actualisé dans un acte individuel d'appropriation, que
Benveniste désigne par le terme d'énonciation. L'énonciation
accomplit ce que Benveniste qualifie de « conversion du langage en
discours »[2]. Ce qui commande cette conversion, c'est la situation,
chaque fois nouvelle et chaque fois unique, dans laquelle se trouve le
sujet parlant, son hic et nunc spécifique, point de référence d'où son
discours tire son sens, et qui le rend intelligible à autrui. En effet,
l'énonciation se produit nécessairement dans une situation
d'intersubjectivité. Parler, c'est toujours, explicitement ou
implicitement, s'adresser à quelqu'un. C'est à cette structure
fondamentalement dialogale du discours que Benveniste a consacré
l'essentiel de sa réflexion sur la dimension subjective du langage humain.
C'est ici qu'il se trouve au plus près de la conception dialogale du
langage développée au 20e siècle par des philosophes tels que Martin Buber,
Franz Rosenzweig ou Emmanuel Levinas, ou par un théoricien de la
littérature tel que Mikhaël Bakhtine. En partant de considérations
purement linguistiques Benveniste prend place ainsi, probablement à son
insu, dans un courant de la philosophie du 20e siècle qui, à l'opposé de la
philosophie analytique et du positivisme logique, met l'accent sur le rôle
prédominant de la subjectivité dans le langage.
Dans son étude « Structure des relations de personne dans le verbe »
(1946) Benveniste pose les fondements de sa théorie des pronoms
personnels, laquelle forme le c?ur de sa théorie de l'énonciation.
Contrairement au paradigme classique où les trois personnes Je-Tu-Il/Elle
sont naturellement situées sur le même plan, comme si cette classification
était « inscrite dans la nature des choses »[3], Benveniste entreprend de
rechercher « comment chaque personne [ grammaticale]s 'oppose à l'ensemble
des autres »[4]. C'est à partir de ce point de vue rigoureusement
structuraliste qu'il parviendra, paradoxalement, à briser la clôture du
système des signes et à l'ouvrir vers la réalité du monde et d'autrui.
Benveniste s'appuie ici sur la nomenclature des grammairiens arabes du
Moyen-Âge qui définissaient la première personne comme « celui qui parle »,
la deuxième comme « celui à qui l'on s'adresse », par opposition à la
troisième personne qui renvoie à « celui qui est absent ». De façon
analogue, l'hébreu distingue entre le discours adressé à une deuxième
personne, qualifié de « langage de la présence », et le discours qui se
réfère à une troisième personne, appelé « langage de l'absence ». De même,
Benveniste oppose radicalement les deux premières personnes dont le rapport
structure tout discours, à la troisième personne qui, étant exclue de la
relation personnelle Je-Tu, exprime linguistiquement la « non-personne ».
[5]En d'autres termes : la personne désignée par Je est celle qui profère
l'énonciation, alors que la personne désignée par Tu est celle à laquelle
l'énonciation s'adresse. C'est pourquoi il définit la première personne
comme « personne-je » et la deuxième personne comme « personne non-je », ou
encore comme la « personne subjective » en face de la « personne non-
subjective » [6] Mais « ces deux 'personnes' s'opposent ensemble à la
forme de la « non-personne » (=il)[7]. La solidarité linguistique entre le
Je et le Tu n'est pas contingente, elle marque au contraire l'essence même
de toute énonciation Les pronoms Il/Elle ne renvoient pas, quant à eux, à
la présence - fût-elle lointaine - d' une « troisième personne », mais au
contraire à son absence radicale.
II On ne manquera pas d'être frappé par la ressemblance entre la théorie
linguistique du dialogue chez Benveniste et la philosophie du dialogue chez
Emmanuel Levinas, mais également par tout ce qui les sépare. Dans Totalité
et Infini le rapport à autrui s'accomplit à travers le discours que le
sujet parlant lui adresse, discours qui, tout en fondant la relation de
face-à-face, maintient autrui dans son altérité par rapport au Moi.
Cependant, dès Totalité et Infini - et non pas seulement à partir
d'Autrement qu'être - apparaît chez Levinas la notion du tiers. Le
tiers n'est pas identique à la troisième personne grammaticale, ce n'est
pas un il ; il renvoie plutôt à l'ensemble des autres hommes - c'est-à-dire
à l'humanité - qui se profile au sein même de la rencontre avec autrui :
« Le Tiers me regarde dans les yeux d'autrui »[8] Car « l'épiphanie du
visage (...) atteste la présence d'autrui, de l'humanité tout entière, dans
les yeux qui me regardent »[9]. Il n'y a donc pas chez Levinas, comme c'est
le cas chez Benveniste, opposition du Tu et du Il. Si l'on voulait
appliquer ces catégories grammaticales chez Levinas (qui n'en fait pas
état), il faudrait dire plutôt que chez lui le Il est absorbé par le Tu,
ou bien que celui-ci renvoie d'emblée à tous les Ils existants. En
ce sens, autrui, tout en se présentant à moi comme une personne
singulière (et sans doute comme la plus singulière des personnes) est en
même temps le représentant de tous les autres hommes.
Mais c'est dans Autrement qu'être que la notion du Tiers apparaît dans
toute son ampleur et dans toute la richesse de ses implications. Il faut
remarquer tout d'abord que dans cet ouvrage la troisième personne apparaît
sous deux formes tout à fait distinctes : d'un côté le Tiers, qui, comme
dans Totalité et Infini, ne renvoie jamais au pronom personnel Il, et
d'autre part le nouveau concept de l'Illéité, qui représente au contraire
une forme particulièrement emphatique du Il . Ce néologisme est forgé sur
le modèle substantivé du pronom personnel latin de la troisième personne,
Ille. Le latin, auquel Levinas a recours ici, c'est-à-dire une langue
ancienne, dépourvue de tout usage pragmatique, et employée seulement dans
la liturgie , renvoie peut-être, nous le verrons, à une forme éminente
d'altérité linguistique, signe d'une transcendance dont la trace se
manifesterait de manière analogue dans d'autres langues « saintes »,
par exemple dans l'hébreu de la liturgie et de la mystique juive
traditionnelle.
Il faut noter en même temps que, dans Autrement qu'être, la définition du
Tiers n'est plus exactement celle de Totalité et Infini. Dans cet
ouvrage, le Tiers n'avait rien de substantiel : il désignait, en quelque
sorte, la dimension universelle de l'Autre, l'humanité toute entière dont
l'Autre est le représentant. Dans Autrement qu'être au contraire, le Tiers
apparaît véritablement comme une troisième personne, laquelle, écrit
Levinas, « est autre que le prochain « [10] Sa survenue « interrompt
le face-à-face de l'accueil de l'autre homme »[11] . En même temps, c'est
« un autre prochain »[12] . Et en cela, il a le même droit à ma
sollicitude que le premier prochain. En outre, il est « le prochain de
l'autre et non pas simplement son semblable »[13]. Ce qui signifie que le
premier prochain est engagé envers lui, aussi fondamentalement que je le
suis envers l'un et l'autre. Il est clair que ce mouvement est destiné à
se poursuivre à l'infini, et qu'en ce sens le Tiers ouvre bien , comme
Totalité et Infini l'avait proclamé, la dimension universelle du face-à-
face avec autrui. Mais ceci nous conduit inévitablement à une série de
questions, sinon d'apories : qu'en est-il de ma responsabilité si les
besoins du prochain qui me fait face, puis du Tiers, puis du Tiers du Tiers
et ainsi de suite sont non seulement différents les uns des autres, mais
aussi - comme il arrive le plus souvent - contradictoires ? À qui dois-je
donner la priorité ? Envers lequel de mes innombrables prochains suis-je
le plus engagé ? L'universel qui se profile dans la figure du Tiers
n'est plus ici, comme dans Totalité et Infini, un universel en quelque
sorte virtuel, mais un universel concret, dans lequel se joue la
concurrence des besoins de tous les hommes qui me font face. Ne suis-je pas
alors exposé à trahir l'un au profit de l'autre ? Pour éviter cette
infidélité à tous les autres au profit du prochain le plus proche, je
serai donc inévitablement amené à m'abstraire de ma responsabilité
exclusive pour le prochain, à comparer, à peser, autrement dit, à me situer
dans le monde de la généralité et de la thématisation : « dans la
proximité de l'autre, tous les autres que l'autre m'obsèdent et déjà
l'obsession crie justice, réclame mesure et