Gloire maudite - Bibliothèque russe et slave

D'une main il portait un violon, un peu plus grand que ceux dont se servent d'
ordinaire ... non point un simple exercice d'écolier, mais bien un morceau de
concert. ...... Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en
tenant ...

Part of the document












Ignati Potapenko
(????????? ??????? ??????????)
1856 - 1929




GLOIRE MAUDITE
(????????? ?????)



1891






Traduction de G. Leroy, parue dans La Revue politique et littéraire, année
29, tome 50, 1892.






La petite salle du Conservatoire n'était éclairée qu'à moitié. Des
candélabres fixés aux murs, un sur deux seulement était allumé, et des becs
du grand lustre, suspendu au centre du plafond, ne brillaient que ceux qui
étaient tournés vers l'estrade.
À cette soirée de controverse musicale, on n'avait admis que les élèves
et leurs parents : la salle proprement dite était vide. Les parents
occupaient les places les plus rapprochées de l'estrade ; quant aux élèves,
ils s'étaient arrangés pour se placer aux derniers rangs : les dames et les
demoiselles avaient là toute facilité de glisser quelques bonne médisance à
l'oreille de leurs voisines, de faire les coquettes avec leurs voisins ou
d'entreprendre de conquérir le c?ur de quelque beau cavalier.
À dire vrai, c'était dans ces derniers rangs de l'assistance que se
concentrait pour la jeunesse du Conservatoire tout l'intérêt de ces
réunions musicales. Les exécutants étaient ou des jeunes gens ou des
enfants donnant des espérances ; quant aux morceau exécutés, toujours les
mêmes, d'ailleurs, il y avait beau temps qu'on ne les écoutait plus.
C'était une autre affaire les jours de soirée publique ; la foule alors
prenait les places d'assaut, la salle était splendidement éclairée, et sur
l'estrade apparaissaient les professeurs favoris, les idoles du
Conservatoire, dont dépendait la gloire future de l'institution. Ces jours-
là, les élèves étaient au grand complet, et, à défaut de place dans la
salle, se pressaient jusque dans les couloirs, se marchant littéralement
sur les pieds.
Un flûtiste à moustaches blondes termina sa cantilène, descendit de
l'estrade la figure toute congestionnée et disparut dans le couloir.
Personne n'avait fait attention s'il avait bien ou mal joué. Il avait
exécuté la partition que lui avait remise le professeur, sans s'être une
seule fois embrouillé dans la mesure.
C'était bien, et c'était tout.
Après lui parut un petit garçon sur l'estrade : il pouvait avoir une
douzaine d'années. Son visage était pâle, allongé, ses cheveux blonds
étaient soigneusement peignés, la raie sur le côté. D'une main il portait
un violon, un peu plus grand que ceux dont se servent d'ordinaire les
enfants de son âge, et de l'autre l'archet. Il était vêtu d'une petite
veste gris foncé et portait encore des culottes courtes.
L'extérieur de l'enfant n'attirait point autrement l'attention. On ne s'y
fût pas plus intéressé sans doute qu'au flûtiste à moustache qui l'avait
précédé, et son jeu n'eût pas été davantage écouté ; mais en même temps que
lui un professeur avait gravi les degrés de l'estrade, s'était assis au
piano et s'était mis à exécuter quelque vague ritournelle, avec l'intention
évidente d'accompagner le jeune violoniste. Cette circonstance amena un
certain mouvement dans les derniers rangs de l'assemblée.
- Qu'est donc cet enfant ? C'est Onkel lui-même qui l'accompagne !
demandèrent des pianistes à des barytons, leurs voisins. Mais ceux-ci, gens
d'importance, bourreaux incontestés des c?urs, négligemment renversés sur
leurs sièges, ne répondirent qu'entre les dents à la question qui leur
était adressée : ils ne pouvaient d'ailleurs satisfaire leurs
interlocutrices.
- Eh quoi ! vous ne savez pas ? demanda respectueusement un trompette,
assis aux premiers rangs, tournant la tête du côté de ces demoiselles. (Les
trompettes, en général, sont gens maladroits et timides ; alors que
barytons, ténors, basses et violons, depuis le premier jusqu'au dernier,
sont convaincus que la gloire les attend, les rêves des trompettes ne vont
guère plus loin qu'au dernier rang de l'orchestre ; aussi les c?urs des
jeunes pianistes leur sont-ils à jamais fermés. Quant aux chanteuses, je
n'en dis rien, chacune d'elles rêvant invariablement de devenir une
étoile.)
- C'est Spiridonoff, qui donne les plus brillantes espérances, expliqua
le trompette. Onkel prétend qu'il y a en lui l'étoffe d'un second Paganini
et que la gloire de l'enfant rejaillira un jour sur le maître.
- Ah ! c'est cela Spiridonoff ! Ah ! oui !...
- Ce n'est pas un inconnu, continua le trompette ; on ne parle que de lui
depuis bientôt un an. Cet enfant fait des progrès extraordinaires. Il
pourrait déjà jouer dans un concert public, et je sais bien des violonistes
hommes qui ne lui vont pas à la cheville. Mais Onkel ne veut pas qu'il se
produise encore : il veille avec un soin jaloux sur la virginité de son
talent.
- Pourquoi donc est-il si pâle, le pauvre ? demanda un soprano aux joues
vermeilles, qu'intéressait vivement le récit du trompette.
- La pâleur est la compagne du vrai talent ! prononça un baryton à la
figure blême, ombragée d'une forêt de cheveux noirs.
Le trompette, littéralement anéanti par cette remarque, se retourna du
côté de l'estrade : il n'avait pas cette pâleur qui dénote le talent !
Au second rang, à l'endroit préféré des parents des élèves, sur la
dernière chaise à gauche, avait pris place un homme dont les regards ne
pouvaient se détacher du jeune garçon à la figure si pâle, le héros de
notre histoire. L'homme était grand et mince ; son visage était rasé ; ses
cheveux déjà rares pommadés avec soin et ramenés d'une tempe à l'autre dans
le but évident de cacher une calvitie marquée. On pouvait lui donner
cinquante ans, à en juger par les rides déjà nombreuses qui se faisaient
voir sur son front, sur ses joues, à la commissure des lèvres, autour de
ses yeux, à en juger aussi par les fils argentés de sa chevelure. Ses
sourcils froncés exprimaient une fermeté peu ordinaire, tempérée par la
douceur du regard ; ses traits révélaient une émotion singulière : à coup
sur quelque événement décisif se préparait pour cet homme. Il était vêtu
d'une longue redingote noire soigneusement boutonnée jusqu'au menton.
Le pâle enfant se mit à jouer. La fermeté de son maintien, la façon
magistrale avec laquelle il conduisait l'archet lui conquirent tout d'abord
la faveur du public.
Le professeur Onkel, aussi, s'était montré plein de hardiesse, en donnant
à exécuter à son élève, non point un simple exercice d'écolier, mais bien
un morceau de concert. Eh quoi ! n'était-ce point pour le vieil ambitieux
un désir bien légitime que de faire briller son école ? Par la perfection
de son jeu, Spiridonoff, ce jour-là, la mit au premier rang. Il se tira de
toutes les difficultés avec une précision digne d'éloges ; il sut être
expressif aux endroits voulus, touchant à peine les cordes de son archet.
Onkel lui-même, l'accompagnant au piano, soulignait par les mouvements de
son corps les moindres nuances du morceau. Tantôt levant la tête et tantôt
la baissant, tantôt se renversant sur son siège, tantôt se couchant
littéralement sur le clavier, il jouait avec tout son être, et cela
augmentait l'impression.
Tout le monde admira l'adresse du jeune virtuose, qui semblait à peine
tenir sur ses pauvres petites jambes frêles et fatiguées. Lorsqu'il finit
son morceau, ce fut un tonnerre d'applaudissements : c'était contraire à la
règle, mais, dites-moi, quelles règles ont jamais empêché une assistance de
manifester son admiration et son enthousiasme ? Spiridonoff fit quelques
pas à reculons, tira sa révérence et descendit de l'estrade, accompagné
d'Onkel glorieux et solennel.
Pendant que, sur l'estrade, un autre nourrisson des muses continuait la
série et tourmentait son instrument, la foule se précipitait dans le
couloir et entourait l'enfant. Un Mécène majestueux, à longue barbe grise,
auditeur assidu des concerts gratuits (et tous l'étaient pour lui, car au
jour d'audition payante il savait s'introduire par l'entrée des artistes),
daigne passer sa main sur la tête de Spiridonoff d'un air protecteur, et
bouleversant sa chevelure :
- Tu as un talent prodigieux ; tu seras la gloire de la maison, la gloire
de la Russie, dit-il à l'enfant avec cette voix rauque des buveurs de thé
bouillant.
Les demoiselles du Conservatoire regardèrent avec attendrissement le
jeune prodige, non sans pousser de grands soupirs en s'entretenant de sa
maigreur et de sa pâleur maladive. Le professeur Brendel vint à passer par
là, un violoniste aussi, mais grand et mince, au rebours d'Onkel qui était
petit et gros, originaire de Leipzig, alors que son collègue avait vu le
jour à Munich. Il détestait Onkel, d'abord parce qu'il était violoniste
comme lui, et que, selon lui, il ne devait y avoir de place que pour l'un
d'eux sur la terre (Brendel eût dû suffire au monde) ; ensuite parce que
c'était dans la classe d'Onkel et non de lui, Brendel, que s'était révélé
ce petit prodige de Spiridonoff, dont tout le monde parlait ; enfin parce
qu'Onkel était Onkel.
Brendel donc s'arrêta devant Spiridonoff, et lui mettant la main sur
l'épaule :
- Ce n'est pas mal, lui dit-il ; il y a là pas mal de science pour ton
âge ; mais pourquoi diable ! tant de fausses notes ?
Il se mentait à lui-même en faisant cette dernière remarque, que lui
suggérait seul le désir de faire pièce à Onkel présent à cette petite
scène.
Le visage blafard d'Onkel s'empourpra et ses yeux étincelèrent :
- Il joue moins faux que vous-même, répartit Onkel a