Jean-Christophe 02 - La Bibliothèque électronique du Québec

Une situation de dérive .... La simple mise en mots d'une stratégie erronée, puis
corrigée, suffit parfois à surmonter l'erreur. ..... Ces dernières sont utilisées en
fonction de l'école où s'effectue le remplacement : si l'aide ..... lorsqu'il n'y a
aucun écrit de l'enseignant sur le cahier d'exercices de l'élève (cela arrive à l'
école ...

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Romain Rolland

Jean-Christophe

Tome II


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Romain Rolland


Jean-Christophe

II

Le matin











La Bibliothèque électronique du Québec
Collection Classiques du 20e siècle
Volume 55 : version 1.0


Jean-Christophe fut publié d'abord en 17 Cahiers de la Quinzaine, par
Charles Péguy, de février 1904 à octobre 1912, puis en 10 volumes à la
librairie Ollendorff. Édition de référence, pour cette version numérisée,
qui comprend aussi dix volumes : Le Livre de Poche, en trois volumes.




1. L'aube

2. Le matin.

3. L'adolescent.

4. La révolte.

5. La foire sur la place.

6. Antoinette.

7. Dans la maison.

8. Les amies.

9. Le buisson ardent.

10. La nouvelle journée.
















Jean-Christophe




Le matin








I





La mort de Jean-Michel




Trois années ont passé. Christophe va avoir onze ans. Il continue son
éducation musicale. Il apprend l'harmonie avec Florian Holzer, l'organiste
de Saint-Martin, un ami de grand-père, un homme très savant. Le maître lui
enseigne que les accords qu'il aime le mieux, des harmonies qui lui
caressent si doucement l'oreille et le c?ur qu'il ne peut les entendre sans
un petit frisson tout le long de l'échine, sont mauvais et défendus. Quand
l'enfant demande pourquoi, il n'est pas d'autre réponse, sinon que c'est
ainsi : la règle les défend. Comme il est naturellement indiscipliné, il ne
les en aime que mieux. Sa joie est d'en trouver des exemples chez les
grands musiciens qu'on admire, et de les apporter à grand-père, ou à son
maître. À cela, grand-père répond que, chez les grands musiciens, c'est
admirable, et que Beethoven ou Bach pouvaient tout se permettre. Le maître,
moins conciliant, se fâche, et dit aigrement que ce n'est pas ce qu'ils ont
fait de mieux.

Christophe a ses entrées aux concerts et au théâtre ; il apprend à
toucher de tous les instruments. Il est même d'une jolie force déjà sur le
violon ; et son père a imaginé de lui faire donner un pupitre à
l'orchestre. Il y tient si bien sa partie qu'après quelques mois de stage,
il a été nommé officiellement second violon du Hofmusikverein. Ainsi, il
commence à gagner sa vie ; et ce n'est pas trop tôt : car les affaires se
gâtent de plus en plus à la maison. L'intempérance de Melchior a empiré, et
le grand-père vieillit.

Christophe se rend compte des tristesses de la situation ; il a l'air
sérieux et soucieux d'un petit homme. Il s'acquitte vaillamment de sa
tâche, bien qu'elle ne l'intéresse guère, et qu'il tombe de sommeil, le
soir, à l'orchestre. Le théâtre ne lui cause plus l'émotion de jadis, quand
il était petit. Quand il était petit - il y a quatre ans de cela -, sa
suprême ambition eût été d'occuper cette place, où il est aujourd'hui.
Aujourd'hui, il n'aime pas la plupart des musiques qu'on lui fait jouer ;
il n'ose pas encore formuler son jugement sur elles : au fond, il les
trouve sottes ; et quand, par hasard, on joue de belles choses, il est
mécontent de la bonhomie avec laquelle on les joue ; les ?uvres qu'il aime
le mieux finissent par ressembler à ses collègues de l'orchestre, qui, le
rideau tombé, lorsqu'ils ont fini de souffler ou de gratter, s'épongent en
souriant, et racontent tranquillement leurs petites histoires, comme s'ils
venaient de faire une heure de gymnastique. Il a revu de près son ancienne
passion, la chanteuse blonde aux pieds nus ; il la rencontre souvent,
pendant l'entracte, à la restauration. Elle sait qu'il a été amoureux
d'elle, et elle l'embrasse volontiers ; il n'en éprouve aucun plaisir : il
est dégoûté par son fard, son odeur, ses gros bras et sa voracité ; il la
hait maintenant.

Le grand-duc n'oubliait pas son pianiste ordinaire : non que la modique
pension attribuée pour ce titre fût exactement payée - il fallait toujours
la réclamer - mais, de temps en temps, Christophe recevait l'ordre de se
rendre au château, quand il y avait des invités de marque, ou bien quand il
prenait fantaisie à Leurs Altesses de l'entendre. C'était presque toujours
le soir, à des heures où Christophe eût voulu rester seul. Il fallait tout
laisser et venir en toute hâte. Parfois, on le faisait attendre dans une
antichambre, parce que le dîner n'était pas fini. Les domestiques, habitués
à le voir, lui parlaient familièrement. Puis, on l'introduisait dans un
salon, plein de glaces et de lumières, où des personnes gourmées le
dévisageaient avec une curiosité blessante. Il devait traverser la pièce
trop cirée, pour aller baiser la main de Leurs Altesses ; et plus il
grandissait, plus il devenait gauche : car il se trouvait ridicule, et son
orgueil souffrait.

Ensuite, il se mettait au piano, et il devait jouer pour ces imbéciles :
il les jugeait tels. À des moments, l'indifférence environnante
l'oppressait tellement qu'il était sur le point de s'arrêter au milieu du
morceau. L'air manquait autour de lui, il était comme asphyxié. Quand il
avait fini, on l'assommait de compliments, on le présentait de l'un à
l'autre. Il pensait qu'on le regardait comme un animal curieux, qui faisait
partie de la ménagerie du prince, et que les éloges s'adressaient plus à
son maître qu'à lui. Il se croyait avili, et il devenait d'une
susceptibilité maladive, dont il souffrait d'autant plus qu'il n'osait la
montrer. Il voyait une offense dans les façons d'agir les plus simples : si
l'on riait dans un coin du salon, il se disait que c'était de lui ; et il
ne savait pas si c'était de ses manières, ou de son costume, ou de sa
figure, de ses pieds, de ses mains. Tout l'humiliait : il était humilié si
on ne lui parlait pas, humilié si on lui parlait, humilié si on lui donnait
des bonbons, comme à un enfant, humilié surtout si le grand-duc, avec un
sans-façon princier, le renvoyait en lui mettant une pièce d'or dans la
main. Il était malheureux d'être pauvre, d'être traité en pauvre. Un soir,
rentrant chez lui, l'argent qu'il avait reçu lui pesait si fort qu'il le
jeta en passant par le soupirail d'une cave. Et puis, immédiatement après,
il eût fait des bassesses pour le ravoir : car à la maison, on devait
plusieurs mois au boucher.

Ses parents ne se doutaient guère de ces souffrances d'orgueil. Ils
étaient ravis de sa faveur auprès du prince. La bonne Louisa ne pouvait
rien imaginer de plus beau pour son garçon que les soirées au château, dans
une société magnifique. Pour Melchior, c'était un sujet de vanteries
continuelles avec ses amis. Mais le plus heureux était grand-père. Il
affectait bien l'indépendance, l'humeur frondeuse, le mépris des
grandeurs ; mais il avait une admiration naïve pour l'argent, le pouvoir,
les honneurs, les distinctions sociales ; sa fierté était sans pareille de
voir son petit-fils approcher ceux qui y participaient : il en jouissait,
comme si cette gloire rejaillissait sur lui ; et malgré tous ses efforts
pour rester impassible, son visage rayonnait. Les soirs où Christophe
allait au château, le vieux Jean-Michel s'arrangeait toujours pour rester
chez Louisa, sous un prétexte ou sous un autre. Il attendait le retour de
son petit-fils, avec une impatience d'enfant ; et, quand Christophe
rentrait, il commençait par lui adresser, d'un air détaché, quelques
questions indifférentes, comme :

« Eh bien ? cela a marché, ce soir ? »

Ou des insinuations affectueuses, comme :

« Voici notre petit Christophe, qui va nous raconter quelque chose de
nouveau. »

Ou bien quelque compliment ingénieux, afin de l'amadouer :

« Salut à notre jeune gentilhomme ! »

Mais Christophe, maussade et irrité, répondait par un « Bonsoir ! » très
sec, et allait bouder dans un coin. Le vieux insistait, posait des
questions plus précises, auxquelles l'enfant ne répliquait que par oui ou
par non. Les autres se mettaient de la partie, demandaient des détails :
Christophe se renfrognait de plus en plus ; il fallait lui arracher les
mots de la bouche, jusqu'à ce que Jean-Michel, furieux, s'emportât et lui
dît des paroles blessantes. Christophe ripostait très peu
respectueusement ; et cela finissait par une grosse fâcherie. Le vieux s'en
allait, en faisant battre la porte. Ainsi Christophe gâtait toute la joie
de ces pauvres gens, qui ne comprenaient rien à sa mauvaise humeur. Ce
n'était pas leur faute s'ils étaient domestiques dans l'âme ! Ils ne se
doutaient pas qu'on pût être autrement.

Christophe se repliait donc en lui ; et, sans juger les siens, il
sentait un fossé qui le séparait d'eux. Il se l'exagérait sans doute ; et,
malgré leurs différences de pensées, il est probable qu'il se fût fait
comprendre, s'il avait réussi à leur parler intimement. Mais rien n'est
plus difficile qu'une intimité absolue entre enfants et parents, même quand
ils ont les uns pour les autres la plus tendre affection : car, d'une part,
le respect décourage les confidences ; de l'autre, l'idée souvent erronée
de la supériorité de l'âge et de l'expérience empêche d'attacher assez