9 - MYTHES LANGAGIERS
Le mythe d'une langue naturelle universelle ... On nous permettra de relativiser
un peu ce postulat. .... Le lieu d'exercice de la langue est toujours l'espace social,
directement ou implicitement. .... ouvrir les organes de l'État à la pénétration la
plus profonde par le droit et par l'esprit de la communauté politique sous-jacente,
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9 - MYTHES LANGAGIERS. Tout langage est en soi un récit. La langue est mythique, poétique, imagée de part en part. L'étymologie des
mots rappelle leur origine métaphorique; et les termes opératoires, verbes
de l'avoir, de l'être, conjonctions, ponctuations, ou la structure même de
la grammaire et de la syntaxe renvoient à l'imaginaire et à l'ordre
social..
Reconnaître la nature mythique du langage, est-ce nier son efficacité
opérationnelle, sa capacité à désigner clairement le réel, à gérer les
utilités, à nous comprendre? La mythanalyse ne serait-elle qu'une
exacerbation critique, faisant intrusion indûment dans les sciences
humaines? Peut-on nier que l'efficacité des modèles logico-mathématiques
ait fait ses preuves, ne serait-ce qu'en nous permettant d'aller dans la
lune? (A.J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales).
Le mythe d'une langue naturelle universelle
L'enjeu serait l'existence hypothétique d'une structure générale, logico-
sémantique, qui serait présente dans toutes les langues naturelles. Nier
cette base logique et opérationnelle, la même dans toutes les langues, ce
serait affirmer qu'en chinois ou en arabe, par exemple, on ne serait pas
capable d'aller sur la lune... Que c'est en américain, qu'on a pu penser et
viser juste! Une approche universaliste des langues, implique l'existence
d'une langue naturelle, dont le portugais, le japonais, le français ou le
russe ne seraient que des déclinaisons, des dialectes, comme autant
d'accidents socioculturels, comme des variations ethniques secondaires
d'une même langue logico-sémantique universelle. On raisonne par analogie
avec le modèle de l'espèce humaine unique et de ses variantes
géographiques.
Le principe même de la magie
Si la biologie et l'enjeu moral de la lutte contre le racisme me feront à
coup sûr opter pour l'unicité de l'espèce humaine, en revanche la
connaissance de la diversité des langues, de leurs grammaires et de leurs
références imaginaires me fera douter de cet universalisme d'une langue
naturelle. L'admettre, ce serait croire implicitement, ou affirmer
dogmatiquement un principe d'isomorphisme entre la structure de la nature,
de la pensée, de la langue et de l'échange symbolique. Oswald Spengler
rappelle que pour Parménide et Descartes, la pensée et l'être, c'est-à-dire
le représenté et l'étendu sont identiques. Cogito, ergo sum est simplement
une formulation de cette expérience de la profondeur (Le déclin de
l'Occident). Jung, Lévi-Strauss, ou Greimas penchaient en ce sens, rêvant
d'une mathématique ou d'une structure universelles, comme celle d'un
cristal d'eau. Ce désir est si fort que même les philosophes critiques de
l'École de Francfort en ont rêvé: La philosophie est un effort conscient
pour souder la totalité de notre savoir et de nos connaissances en une
structure linguistique dans laquelle les choses seraient appelées par leur
nom véritable. Mais jamais on ne pourra atteindre l'adéquation du nom et de
la chose (Horkheimer, Éclipse de la raison, 1947). Et il concluait que dans
la mesure où le sujet et l'objet, le mot et la chose ne peuvent, dans les
conditions présentes, être intégrés, nous sommes forcés par le principe de
la négation de tenter de sauver des vérités relatives des décombres des
fausses vérités absolues. Il est vrai que plusieurs religions interdisent
de nommer ou de représenter Dieu. Et le nominalisme est une grande
illusion. Mais la mythanalyse reconnaît plutôt dans ce rêve d'adéquation
entre les mots et les choses un phantasme symptomatique d'une volonté de
pouvoir extrême de l'homme sur le monde. C'est l'essence même de la magie,
des mots qui ont le pouvoir des objets qu'ils désignent, qui sont les
objets eux-mêmes. Le monde serait à l'image de la pensée humaine, comme on
dirait que Dieu est à l'image de l'homme et réversiblement. En outre, cela
supposerait que cette structure mathématique et cette langue naturelle
seraient non seulement universelles, mais aussi éternelles, échappant aux
transformations de l'histoire, à moins d'affirmer que les lois universelles
de la nature changent aussi historiquement. (Ce qui n'est pas impensable,
il est vrai). Le désir structuraliste d'absolu On nous permettra de relativiser un peu ce postulat. Les structures
mathématiques elles-mêmes et les structures logiques de la pensée
apparaissent plutôt au sociologue comme autant de productions idéologiques
variables et dépendantes des structures sociales; la socio-histoire des
mathématiques le montre à l'évidence, de même que la comparaison historique
et ethnologique des logiques participatives et associatives, de la logique
de l'identité et de la non-contradiction (logique de Port-Royal), ou de la
dialectique hégélienne, voire des logiques systémiques. Les fantasmes du
structuralisme reposent sur le désir de linguistes et d'ethnologues
d'évacuer l'histoire et la sociologie des sciences humaines, afin de les
promouvoir au statut de sciences exactes). Cet universalisme implicite et
tant désiré relève aussi d'une tendance inavouée en faveur de l'idéalisme,
par opposition à la sociologie historique et matérialiste qui a dominé le
XIXe siècle. A supposer même que l'idéalisme ne soit pas plus vrai que le
matérialisme, on ne peut manquer de reprocher aux structuralistes de
n'avoir pas explicité leurs postulats, de n'avoir pas pensé à terrain
découvert et jusqu'au bout les conséquences scientifiques de leurs choix
idéologiques.
Une rationalité fantasmatique
La linguistique structuraliste, si à la mode dans les années 60-70, par ses
références et imitations, pour ne pas dire singeries du langage
mathématique, ressemble souvent à une métaphysique, généreuse en
néologismes précieux et ridicules, auxquels sont aussitôt prêtées des
vertus actives et théologiques. Je n'ai jamais été très convaincu par les
actants. En revanche, le sens agace les sémioticiens, car il véhicule à
leurs yeux des impuretés, des réalités qui masquent la structure. Le
lecteur consciencieux y rencontre la même inutilité ennuyeuse, d'où toute
vie s'est retirée, le même désir mythique de compréhension de l'être en-soi
du langage (ou de Dieu), qui consiste finalement à substituer à
l'observation du réel une rationalité fantasmatique, sans même l'attrait de
la métaphysique qui, elle, ose décider de Dieu! L'illusion métaphysique des linguistes échoue dans la scholastique. La linguistique structuraliste trompe ses disciples en instituant un
concept de langue naturelle, qui nie de fait toute référence réaliste. Et
pas plus que les faits, les mots ne sont des choses. Ce sont des images.
Les mots ne sont pas pauvres, malgré la réduction de la langue nécessitée
par les contraintes opératoires de la gestion des utilités.
Roland Barthes s'y réfère, lors de sa Leçon inaugurale au Collège de France
en 1977. Il y voit des expédients verbaux, souvent très flous, dont les
hommes ont usé pour réduire, apprivoiser, nier ou au contraire assumer ce
qui est toujours un délire, à savoir l'inadaptation fondamentale du langage
et du réel. Il rappelle très justement que le langage n'a jamais que le
réel pour objet de désir" et "croit sensé le désir de l'impossible. Désir
ou crainte du réel, le langage entretient une relation imaginaire avec le
réel. Il désigne, décrit, saisit le réel en fonction de la psyché.
Un délire académique
Ce délire, dont parle Roland Barthes, pour désigner la relation
linguistique de l'homme au réel, ne se repère pas tant dans une
inadéquation, que dans les images mêmes auxquelles recourt le langage pour
évoquer le réel. Il plaque sur le réel ou lui substitue des métaphores, des
analogies, des références familières (familiales). Il ne s'agit pas tant
d'expédients verbaux, car le langage n'offre rien d'autre, pas
d'alternatives à ces substituts: il est d'origine et de nature imaginaire,
même quand il l'oublie dans la gestion des utilités. Nos poètes et nos
philosophes parfois se donnent pour vocation de redécouvrir la richesse
imaginative et mythique enfouie dans les mots, et leur restituent une sorte
de densité ontologique, là où nous ne pensions utiliser que des mots-
outils. C'est en forçant les mots pour l'usage quotidien, qu'on en a réduit
la puissance magique, évocatoire, religieuse, ou simplement psychique, et
qu'on a institué, selon des codes, des monosémies (L'Autre est à l'?uvre).
C'est aussi à cette monosémie que tendent les sciences rationalistes, en
précisant des définitions, si possible liées à des expériences quantifiées
et instituées selon des procédures précises. Mais la polysémie des mots
réapparaît facilement, malgré la force institutionnelle des conventions.
D'autant que l'inconscient y opère toujours derrière le rideau!
L'ordre social du langage
L'ordre social du langage n'est pas celui des poètes. Il réduit les images
des mots à des monosémies pour mieux gérer non seulement les utilités, mais
aussi l'autorité. L'Autre institue, classifie; il fait la part des divers
usages de la langue. Quand il ordonne et interdit (ce qui est la même chose
- et son mode le plus apparent), quand il agit, il fait obligation de sens
unique à la langue, qui doit être entendue clairement et de façon univoque.
Le lieu d'exercice de la langue est toujours l'espace social, directement
ou implicitement. On a souvent souligné que la langue et la grammaire sont
répressives, constituant le fondement de l'ordre social qui doit être
respecté, et donc qu'il faut y voir l'instrument même de la contrainte
sociale. Le langage implique la rectitude, la correction, le respect des
règles.