Nouvelle grammaire du collège, 6e, 5e, 4e, 3e, Paris, Magnard ...

La langue sans classes de la grammaire scolaire ... On y trouvait par exemple un exercice sous la forme « ne dites pas vs dites » à propos de ... Grammaire pour les textes 5e, 1997, Bordas, Nouvelle collection plus que parfait (GPT 5e).

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La langue sans classes de la grammaire scolaire


Marie-Anne PAVEAU
Université de Paris 13
EA 459 CENEL











Fainéant se prononce fégnan dans le
peuple ; mais les personnes
cultivées ont droit d'articuler fai-
né-ant (P. Martinon, Comment on
prononce le français, 1913).






Introduction


On sait que l'une des spécificités de la France dans son rapport à la
langue est le sentiment d'unité : la langue française une et indivisible,
comme la Nation, voilà une représentation qui semble résister à toutes les
mixités, toutes les multiculturalités et tous les métissages, et, sur le
plan proprement linguistique, toutes les variations. Le français standard,
ou la représentation qui en est construite, est en effet à la base de tous
les enseignements, de la maternelle à l'université, mais aussi de la
majeure partie des travaux des chercheurs en linguistique française. Seul
ou à peu près, le domaine de la sociolinguistique affronte la difficile
question de la variation, difficile sur le plan méthodologique (recueil des
données, identification des variantes) et scientifique (comment rendre
compte synthétiquement du fonctionnement du système de la langue à partir
de données plurielles ?).
Cette représentation unitaire possède évidemment une fonction sociale
importante qu'il n'est pas question de remettre en cause : pour des raisons
tant pratiques que didactiques, sociales et même idéologiques, c'est bien
le français standard qu'il faut enseigner à l'école. Mais cela implique-t-
il qu'il ne faut rien dire de la variation, sociale en particulier, et
qu'il faut passer sous silence que, dans la langue comme ailleurs, il y a
des phénomènes de classe ? qu'il y a un français populaire et un français
des classes dominantes ? que les réseaux sociaux[1], les groupes et les
communautés, qui croisent les classes de manière complexe sans les effacer,
se définissent aussi par leurs manières de parler, fortement marquées par
des déterminismes sociaux?
C'est cette question de la variation sociale au sens le plus classiste[2]
du terme que je voudrais aborder ici, en comparant les grammaires scolaires
reposant sur des savoirs linguistiques dits « savants » et les savoirs de
la grammaire spontanées la folk grammar, comme disent les Anglo-Saxons,
relevant de cette folk linguistics très développée aux États-Unis[3] et
tout juste balbutiante en France[4], qui intègre pleinement le paramètre
classiste.

1. Où sont passées les classes sociales ?

On ne rappellera jamais assez que les catégories adoptées par les
linguistiques empiriques et sociales ne sont pas immanentes mais
directement informées par l'histoire des sciences et des idéologies. C'est
particulièrement vrai pour celle de classe sociale, quasiment effacée du
discours des sciences sociales, comme le montre R. Pfefferkorn dans un
ouvrage récent qui reprend la notion marxiste de rapport social (2007).

1.1. Des classes sans classe

En sciences sociales, et par conséquent en sociolinguistique, le terme de
classe a été remplacé par ceux de position et de réseau. Dans La variation
sociale en français (2e édition 2007), F. Gadet évite le terme, parlant de
« locuteurs favorisés » et « défavorisés », mentionnant « le haut et le bas
de l'échelle sociale », et usant du terme position sociale. Elle y signale
que la classe (ouvrière, moyenne, supérieure) comme outil d'analyse est
trop formelle et réductrice et explique que la sociolinguistique exploite
plutôt la notion de réseau en donnant l'exemple du « réseau ouvrier » tel
qu'il est par exemple analysé par L. Milroy (1987). Les sociolinguistes
parlent volontiers de variation diastratique[5], terme technique qui efface
la dimension idéologique voire politique de classe. Mais en même temps, le
terme de classe sociale persiste, et on trouve par exemple classe ouvrière,
classe moyenne et classe supérieure dans la présentation de l'usage du ne
de négation chez F. Gadet (2007 : 98). Donc classe ou réseau ? Comme le
note R. Pfefferkorn, la disparition de la notion a peut-être plus été un
escamotage idéologique qu'une véritable nécessité scientifique, et son
retour dans les travaux des jeunes sociologues actuels sur les inégalités
sociales qui proposent un questionnement nouveau de l'appareil théorique
marxiste aurait tendance à la prouver[6].
Quoi qu'il en soit, que ce soit sous la forme de la classe, du réseau, de
la communauté ou du groupe de pairs, la stratification sociale de la langue
n'apparait guère dans la grammaire scolaire, ce qui constitue à la fois une
évidence installée tellement nous sommes habitués à l'unité légitim(é)e du
standard, et un incroyable écart entre la langue apprise et la langue
parlée, qu'elle soit celle des élèves ou de leurs enseignants[7].

1.2. « Nantis et pauvres du langage »

Que l'école ne doive pas coller à la vie et que la langue de l'école ne
soit pas celle de l'expérience ordinaire, c'est un principe anciennement
acquis et il n'est pas question de le remettre en cause : non, je ne fais
pas cours en français parlé ordinaire à mes étudiants, et mes collègues du
primaire ou du secondaire non plus. Oui, les manipulations langagières et
les apprentissages lexicaux et syntaxiques accomplis à l'école n'ont pas
vocation à « servir » directement dans la vie quotidienne, mais à
construire une base de savoir langagier avec lequel l'élève pourra jouer,
au sens technique du terme, dans sa pratique de la langue. L'amusante
séance sur l'imparfait du subjonctif pusse dans le film de L. Cantet Entre
les murs (palme d'or à Cannes en 2008) le dit très bien : mais qu'est-ce
que vous voulez que j'en fasse de votre pusse, dit en substance une élève,
vous me voyez dire à ma mère « que je pusse » ? Non, évidemment, pusse
servira à autre chose, par exemple à s'approprier le système de la langue.
Mais il me semble qu'il faut faire quelque chose de cette question
éminemment sociale (classiste) : chez moi, dit l'élève, non seulement on ne
dit pas pusse mais on n'en a jamais entendu parler, c'est en dehors de mon
expérience. Elle est décomplexée, mais ce n'est pas le cas des enquêtés de
P. Marconot, habitants de la ZUP nord de Nimes :

- ben on parle tous mal de toute façon [...] le vrai français ; y en a plus
qui le parlent hein
-c'est pas une langue très recherchée [...] disons que les gens sont gamins
- issus de milieu ouvrier ou autre bon ben - ça
- l'ouvrier par lui-même il a il a pas à - parler correctement quoi suffit
qu'i se fasse comprendre
- des gens de milieu très très populaire [...] qui parlent le français
comme - comment dirais-je ? - bon comme comme parlent les prolétaires hein
quelquefois un langage très peu châtié [...] des expressions crues [...] un
langage une petit peu rude (P. Marconot, 1990 : 69).

Il y a donc, comme le dit A. Bentolila dans son lexique un peu
spectaculaire, servant une argumentation qui n'est pas la mienne ici, des
« pauvres et des nantis du langage » :

Les « nantis du langage » s'encanaillent linguistiquement sans risque et
avec la meilleure conscience du monde. Mais ceux dont le vocabulaire est
limité et imprécis, ont-ils un réel pouvoir linguistique ? Non, ce sont les
« pauvres du langage » condamnés à ne communiquer que dans l'immédiat et
dans la proximité (A. Bentolila, 2001, rapport sur l'illettrisme, en
ligne).

Je montrerai plus loin, sans trop de mal tellement la chose est visible à
l'?il nu, que ces données sociales-classistes n'apparaissent pas dans la
grammaire scolaire, ni, d'ailleurs, la plupart du temps, dans la grammaire
universitaire, sauf option variationniste déclarée.

2. La dimension sociale dans les corpus scolaire et folk

La situation sur laquelle je propose de réfléchir est donc la suivante :
- dans les classes se trouvent mélées (dans un idéal de mixité sociale) ou
rassemblées (dans la réalité des ZEP et des établissements de « quartiers
difficiles ») des compétences langagières socialement inégales, où se
côtoient (ou pas) riches et pauvres du langage, bourgeois et prolétaires du
lexique, princes et ouvriers de l'orthographe.
- dans la grammaire scolaire et les programmes qui la déterminent, seule la
norme standard est présente reposant sur une langue « déclassifiée »,
« désocialisée », comme l'indique l'observation de grammaires
contemporaines du primaire et du collège, ou contenu des nouveaux
programmes de 2008[8]. Que les programmes intègrent la dimension
énonciative ou proposent une grammaire phrastique plus traditionnelle,
l'absence de la variation sociale est en effet la même.
Sans remettre en cause, encore une fois, la fonctionnalité de
l'enseignement du standard, il me semble important de comprendre les enjeux
et les conséquences de l'enseignement d'une langue parfois peu reliées aux
pratiques courantes des élèves, et de réfléchir à l'intégration de la
dimension sociale de la langue dans l'enseignement. Cette réflexion est
menée depuis longtemps par la folk linguistique, qui peut fournir aux
enseignants des cadres pour construire des pratiques pédagogiques intégrant
la variation.

2.1. La folk linguistique : corpus et données[9]

La folk linguistique est une linguistique pratiquée par des non-linguistes,
c'est-à-dire des locuteurs qui n'adoptent pas de regard scientifique sur la
langue[10]. Les analyses folk sont constituées de descriptions
linguistiques profanes (sur le phénomène de la désignation