LA JUSTICE

Chaque français est électeur, chaque enfant a droit à l'instruction primaire et
secondaire. .... exemple : «La justice est à la charité comme le négatif au positif,
ou comme ... la justice, alors qu'en fait elle ne corrige qu'à peine les injustices
régnantes. ... c'est l'exigence transcendante de justice qui fonde l'exercice
delacharité.

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Si le terme de justice désigne un idéal universel et en même temps une
vertu personnelle - on parle de justice et aussi des justes - le mot
implique toujours une idée de rigueur rationnelle. Un juste, c'est un
sage, presque un saint, mais avec une idée de précision quasi mathématique.
Le juste observe tous sesdevoirs sans compromissionni défaillance.
Quandlaraison s'applique aux sciences. à la logique. son idéal est
l'objectivité, la justesse. La même exigence se nomme justice quand elle
concerne les actes. La rectitude, la droiture définissent une ligne
géométrique et aussi la conduite de l'honn te homme. Songez aux termes
équité. éoalité. au symbole de la balance.
Cette idée d'exactitude mathématique est t oujours présente quand il
s'agit de justice. La justice. c'est le respect rigoureux des droits de
chacun usticia vient dejits, «droit»). c'est le fait d'accorder à chacun
son droit jus su ni t-iiicliie ti-ibiiei-e). Ainsi la justice raisonnable exige avant tout que chaque individu ne
compte que pour un. Lorsque Kant nous demande de nous fier seulement, en
morale, à des maximes susceptibles d'être érigées en règles universelles,
lorsqu'il nous invite avant d'agir à nous poser la question : «Et si tout
le monde en faisait autant ?», nous voyons à l'oeuvre l'exigence de
justice. La justice s'oppose avant tout à l'impérialisme des tendances
égoïstes. Chaque être vivant tend, comme le disait Schopenhauer, à se
prendre pour le vouloirvivre tout entier, c'est-à-dire à s'affirmer aux
dépens des autres; la justice vient troubler cette spontanéité biologique :
à chacun sa part, dit-elle. Il faut tenir compte des autres et partager
avec eux selon une juste proportion. Madinier écrit en ce sens: «Lajustice
est l'inhibition des valeurs biologiques par la raison'.» Depuis Aristote, il est classique de distinguer trois formes de justice :
la justice commutative, la justice distributive, et la justice répressive.
En chacune d'elles nous retrouvons l'exigence d'égalité, de
proportionnalité rationnelle. a) Lajustice commutative est celle qui doit présider aux échanges; sa
règle est l'égalité mathématique. Un échange est juste lorsque les deux
ten-nes échangés ont la même valeur. c'est-à-dire lorsque chacun d'eux est
échangeable contre un même troisième : deux quantités égales à une même
troisième sont égales entre elles. Derrière l'équivalence - exigée par la
justice - des objets échangés, nous reconnaissons l'affirmation de
l'égalité des personnes des échangeurs. C'est parce que chacun d'eux a les
mêmes droits qu'aucun des échangeurs ne doit être lésé. b) La justice distributive. Ici l'exigence d'égalité se présente sous
une forme différente. En effet, il peut paraître injuste de distribuer des
rétributions égales à des hommes inégaux. Lajustice distributive établit
l'égalité entre les rapports de quatre termes (deux choses et deux
personnes). Le bon candidat recevra la bonne note, le mauvais candidat la
mauvaise note. c) Lajustice répressive. Même sous ses tonnes les plus primitives et
les plus grossières, la répression judiciaire fait intervenir un souci de
proportion mathématique. La loi du talion : «CFil pour oeil, dent pour
dent» est une véritable équation. Nous retrouvons l'exigence d'égalité
dans les formes plus évoluées de la justice répressive. Certes, il ne
s'agit plus de faire subir au coupable exactement le même mal qu'il a lui-
même commis ; néanmoins, la gravité des peines demeure proportionnelle soit
tout d'abord à la gravité du dommage lui-même, soit à la fois à la gravité
du dommage et à la culpabilité de l'auteur de l'infraction (dont les
intentions sont prises en compte). On constate cependant par ces remarques - comme d'ailleurs par la
différence traditionnelle entre l'égalité brute de la justice commutative
et l'égalité proportionnelle de la justice distributive - que, dans son
exécution concrète, le principe de l'égalité des personnes est susceptible
d'applications diverses. Il nous faut donc tenterd'approfondir cette notion d'égalité des
personnes, reconnue fondamentale et souvent si mal comprise.
L'idée est d'origine chrétienne (toutes les âmes ont la même dignité
puisque toutes, créées par un même Dieu, ont été rachetées par le sang de
Jésus-Christ). Elle est reprise. sous une forme laïcisée, par la
Révolution française. La Déclaration des droits de l'homme proclame que
«tous les hommes naissent égaux en droit». Retenons cette formule, assez
claire pour dissiper bien des équivoques. Il ne s'agit pas d'affirmer que
les hommes sont égaux en fait, identiques les uns aux autres à tout point
de vue, mais que, malgré leur diversité et leurs inégalités de fait, ils
ont droit, participant tous à la dignité humaine, au respect exigible par
toute personne raisonnable. L'inégalitédefaitentreleshommesestd'unepartuneinégaliténaturelle
l'inégalité des talents et des aptitudes : les hommes ont une santé plus
ou moins bonne, une intelligence plus ou moins vive, un équilibre mental
plus ou moins précaire, une moralité plus ou moins sûre, n'y a-t-il pas à
côté des justes et des saints des «pervers constitutionnels» ?
Il y a d'autre part des inégalités artificielles dues aux conditions
sociales et à l'argent : certains ont de grandes ressources matérielles,
des loisirs ; d'autres ont à peine le nécessaire : sur quatre hommes qui
meurent dans le monde, un meurt de faim. L'institution de l'héritage
introduit dès le départ des inégalités, renforcées parfois par le système
des castes, chaque individu ne pouvant sortir de la caste où il est né.
Ainsi, certains sont d'emblée condamnés à la misère alors que d'autres
n'ont eu, pour être heureux, qu'à «se donner la peine de naître». Les
hommes ne sont pas non plus égaux devant la mort. L'espérance de vie à la
naissance, supérieure à 75 ans pour un Européen, est, pour un enfant qui
nait en Afrique noire, inférieure à 50 ans. Une fois reconnues ces inégalités, la question se pose de savoir en quel
sens l'exigence d'égalité peut se faire valoir.
L'État démocratique entend tout d'abord assurer l'égalité civile : il
s'agit d'imposer à tous les citoyens, quels qu'ils soient, un même système
de droits et d'obligations. En France, aujourd'hui, chaque homme a le devoir
d'accomplir le service militaire' (on ne peut plus, comme au xix, siècle,
payer un remplaçant). Riche ou pauvre, l'auteur d'un délit doit, en
principe, être traduit devant les tribunaux. Chaque français est électeur,
chaque enfant a droit à l'instruction primaire et secondaire. Tous les
candidats à un examen sont placés dans les mêmes conditions, égalité
soulignée souvent par l'anonymat des copies (un fils de ministre, comme un
fils de balayeur, peut échouer au baccalauréat). Cette exigence d'égalité n'a pas pour but d'uniformiser les hommes, de
niveler les talents et les différences naturelles. Tout au contraire, en
«égalisant les chances au départ», on veut permettre à chacun d'épanouir
ses dons naturels. Il semble juste et profitable pour toute la communauté
que les hommes les plus capables exercent les fonctions les plus élevées ,
il arrive que l'évolution des techniques et des problèmes sociaux et
nationaux l'exige impérieusement. Chamfort raconte que, sous le règne de
Louis XVI, malgré les ordonnances du marquis de Ségur, les examinateurs
proposaient des roturiers pour la fonction d'officier d'artillerie ; car il
leur paraissait plus essentiel, pour occuper ce poste, d'avoir des
connaissances mathématiques poussées que d'être gentilhomme. Mais si la justice distributive réclame que des hommes naturellement
inégaux soient traités inégalement - par exemple que le directeur de
l'usine ait un salaire beaucoup plus élevé que le manoeuvre -, la
disparition de certaines injustices sociales, de certaines inégalités
artificielles n'aura-t-elle pas pour effet de souligner davantage la
cruauté des inégalités naturelles ? Dans un monde où l'argent, la faveur,
le hasard distribuent abondamment leurs privilèges, chacun peut se consoler
de la médiocrité de sa condition en accusant l'in . ustice des hommes.
Mais, dans un monde où régnerait la «justice», où chacun serait «à sa
place» suivant ses aptitudes réelles, les plus mal lotis ne se trouveraient-
ils pas réduits au désespoir ? On peut faire à ce propos deux remarques : Tout d'abord les inégalités naturelles entre les hommes sont peut-être
moins importantes en réalité qu'elles ne le semblent aujourd'hui. A la
différence d'Alexis Carrel, chirurgien et physiologiste français (1 878-
1944), qui, participant aux illusions des classes privilégiées, expliquait
les inégalités sociales à partir des inégalités naturelles (il osa même
écrire : «Ceux qui sont aujourd'hui des prolétaires doivent leur situation
inférieure aux tares héréditaires de leur corps et de leur esprit»), il
nous faut peut-être nous demander si les prétendues inégalités naturelles
ne sont pas plutôt la conséquence, bien souvent, d'injustes inégalités
sociales. Les mauvaises conditions d'existence, le manque d'argent,
l'abrutissement des trop longues journées de travail, l'insalubrité des
logements, étouffent définitivement les personnalités, empêchant les dons
de s'épanouir. La santé physique s'altère, l'intelligence, privée
d'horizon, de possibilités de culture, s'étiole. De même, l'insécurité, la misère peuvent décourager le sens moral. Le
désespoir, bien plus que les «mauvais instincts», explique le recours aux
tristes refuges de l'alcoolisme et de la drogue. Les dons naturels privés
du milieu qui leur permet de se fortifier, de s'exercer, ne sont plus rien.
Saint-Exupéry, devant des enfants misérables, entassés dans un camp, se
révoltait à l'idée qu'il y avait peut-être, parmi eux, un «Mozart
assassiné». Si tous les hommes vivaient dans des conditions sociales
favorables, il y aurait sûrement entre eux beaucoup moins de ces inégalités
que nous disons trop facilement «naturelles». Sans doute certaines inégalités subs