PRÉVERT Jacques - ''Paroles' - Comptoir Littéraire

''Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France'' (page 2). ''Le cancre'
' (page 12). ''Chanson des escargots qui vont à l'enterrement'' (page 13) ......
Chinois pendant de longues années » est évidemment une folle hyperbole, mais
une ... Le 7 mars, à 19 heures, eut lieu un dîner (qui devait ressembler à celui
que ...

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présente
''Paroles''
(1946)

recueil de quatre-vingt poèmes de Jacques PRÉVERT

Sont cités et commentés :

''Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France'' (page 2)

''Le cancre'' (page 12)

''Chanson des escargots qui vont à l'enterrement'' (page 13)

''La grasse matinée'' (page 15)

''Chasse à l'enfant'' (page 16)

''La crosse en l'air'' (page 17)

''Page d'écriture'' (page 17)

''Déjeuner du matin'' (page 19)

''Pour faire le portrait d'un oiseau'' (page 20)

''Complainte de Vincent'' (page 22)

''Barbara'' (page 26)

''Inventaire'' (page 28)


''Cortège'' (page 29)

''Promenade de Picasso'' (page 31)



Bonne lecture !
''Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France''

Ceux qui pieusement...
Ceux qui copieusement...
Ceux qui tricolorent
Ceux qui inaugurent
Ceux qui croient
Ceux qui croient croire
Ceux qui croa-croa
Ceux qui ont des plumes
Ceux qui grignotent
Ceux qui andromaquent
Ceux qui dreadnoughtent
Ceux qui majusculent
Ceux qui chantent en mesure
Ceux qui brossent à reluire
Ceux qui ont du ventre
Ceux qui baissent les yeux
Ceux qui savent découper le poulet
Ceux qui sont chauves à l'intérieur de la tête
Ceux qui bénissent les meutes
Ceux qui font les honneurs du pied
Ceux qui debout les morts
Ceux qui baïonnette... on
Ceux qui donnent des canons aux enfants
Ceux qui donnent des enfants aux canons
Ceux qui flottent et ne sombrent pas
Ceux qui ne prennent pas le Pirée pour un homme
Ceux que leurs ailes de géants empêchent de voler
Ceux qui plantent en rêve des tessons de bouteille sur la grande muraille
de Chine
Ceux qui mettent un loup sur leur visage quand ils mangent du mouton
Ceux qui volent des oeufs et qui n'osent pas les faire cuire
Ceux qui ont quatre mille huit cent dix mètres de Mont Blanc, trois cents
de Tour Eiffel,
vingt-cinq centimètres de tour de poitrine et qui en sont fiers
Ceux qui mamellent de la France
Ceux qui courent, volent et nous vengent, tous ceux-là, et beaucoup
d'autres entraient fièrement
à l'Élysée en faisant craquer les graviers, tous ceux-là se
bousculaient, se dépêchaient, car il y avait un grand dîner de têtes
et chacun s'était fait celle qu'il voulait.
L'un une tête de pipe en terre, l'autre une tête d'amiral anglais, il y en
avait avec des têtes de
boule puante, des têtes de Galliffet, des têtes d'animaux malades de
la tête, des têtes d'Auguste Comte, des têtes de Rouget de Lisle, des
têtes de Sainte Thérèse, des têtes de fromage de tête, des têtes de
pied, des têtes de monseigneur et des têtes de crémier.
Quelques-uns, pour faire rire le monde, portaient sur leurs épaules de
charmants visages de
veaux, et ces visages étaient si beaux et si tristes, avec les petites
herbes vertes dans le creux des oreilles comme le goémon dans le creux
des rochers, que personne ne les remarquait.
Une mère à tête de morte montrait en riant sa fille à tête d'orpheline au
vieux diplomate ami de
la famille qui s'était fait la tête de Soleilland.
C'était véritablement délicieusement charmant et d'un goût si sûr que
lorsque arriva le Président
avec une somptueuse tête d'?uf de Colomb ce fut du délire.
"C'était simple, mais il fallait y penser", dit le Président en dépliant sa
serviette et devant tant
de malice et de simplicité les invités ne peuvent maîtriser leur
émotion ; à travers des yeux cartonnés de crocodile un gros industriel
verse de véritables larmes de joie, un plus petit mordille la table,
de jolies femmes se frottent les seins très doucement et l'amiral,
emporté par son enthousiasme, boit sa flûte de champagne par le
mauvais côté, croque le pied de la flûte et, l'intestin perforé, meurt
debout, cramponné au bastingage de sa chaise en criant : "Les enfants
d'abord."
Étrange hasard, la femme du naufragé, sur les conseils de sa bonne,
s'était, le matin
même, confectionné une étonnante tête de veuve de guerre, avec les
deux grands plis d'amertume de chaque côté de la bouche, et les deux
petites poches de la douleur, grises sous les yeux bleus.
Dressée sur sa chaise, elle interpelle le président et réclame à grands
cris l'allocation militaire
et le droit de porter sur sa robe du soir le sextant du défunt en
sautoir.
Un peu calmée elle laisse ensuite son regard de femme seule errer sur la
table et voyant parmi
les hors-d'?uvre des filets de harengs, elle en prend machinalement en
sanglotant, puis en reprend, pensant à l'amiral qui n'en mangeait pas
si souvent de son vivant et qui pourtant les aimait tant. Stop. C'est
le chef du protocole qui dit qu'il faut s'arrêter de manger, car le
président va parler.
Le président s'est levé, il a brisé le sommet de sa coquille avec son
couteau pour avoir moins
chaud, un tout petit peu moins chaud.
Il parle et le silence est tel qu'on entend les mouches voler et qu'on les
entend si distinctement
voler qu'on n'entend plus du tout le président parler, et c'est bien
regrettable parce qu'il parle des mouches, précisément, et de leur
incontestable utilité dans tous les domaines et dans le domaine
colonial en particulier.
"...Car sans les mouches, pas de chasse-mouches, sans chasse-mouches pas de
dey d'Alger,
pas de consul... pas d'affront à venger, pas d'oliviers, pas
d'Algérie, pas de grandes chaleurs, messieurs, et les grandes
chaleurs, c'est la santé des voyageurs, d'ailleurs..."
Mais quand les mouches s'ennuient elles meurent, et toutes ces histoires
d'autrefois, toutes
ces statistiques les emplissant d'une profonde tristesse, elles
commencent par lâcher une patte du plafond, puis l'autre, et tombent
comme des mouches, dans les assiettes... sur les plastrons, mortes
comme le dit la chanson.
"La plus noble conquête de l'homme, c'est le cheval, dit le président, et
s'il n'en reste qu'un, je
serai celui-là."
C'est la fin du discours ; comme une orange abîmée lancée très fort contre
un mur par un gamin
mal élevé, la MARSEILLAISE éclate et tous les spectateurs, éclaboussés
par le vert-de-gris et les cuivres, se dressent congestionnés, ivres
d'Histoire de France et de Pontet-Canet.
Tous sont debout, sauf l'homme à tête de Rouget de Lisle qui croit que
c'est arrivé et qui
trouve qu'après tout ce n'est pas si mal exécuté et puis, peu à peu,
la musique s'est calmée et la mère à tête de morte en a profité pour
pousser sa petite fille à tête d'orpheline du côté du président.
Les fleurs à la main, l'enfant commence son compliment : "Monsieur le
Président..." mais l'émotion,
la chaleur, les mouches, voilà qu'elle chancelle et qu'elle tombe le
visage dans les fleurs, les dents serrées comme un sécateur.
L'homme à tête de bandage herniaire et l'homme à tête de phlegmon se
précipitent, et la petite
est enlevée, autopsiée et reniée par sa mère, qui, trouvant sur le
carnet de bal de l'enfant des dessins obscènes comme on n'en voit pas
souvent, n'ose penser que c'est le diplomate ami de la famille et dont
dépend la situation du père qui s'est amusé si légèrement.
Cachant le carnet dans sa robe, elle se pique le sein avec le petit crayon
blanc et pousse un
long hurlement, et sa douleur fait peine à voir à ceux qui pensent
qu'assurément voilà bien là la douleur d'une mère qui vient de perdre
son enfant.
Fière d'être regardée, elle se laisse aller, elle se laisse écouter, elle
gémit, elle chante :
"Où donc est-elle ma petite fille chérie, où donc est-elle ma petite
Barbara qui donnait de l'herbe
aux lapins et des lapins aux cobras?"
Mais le président, qui sans doute n'en est pas à son premier enfant perdu,
fait un signe de la main
et la fête continue.
Et ceux qui étaient venus pour vendre du charbon et du blé vendent du
charbon et du blé
et de grandes îles entourées d'eau de tous côtés, de grandes îles avec
des arbres à pneus et des pianos métalliques bien stylés pour qu'on
n'entende pas trop les cris des indigènes autour des plantations quand
les colons facétieux essaient après dîner leur carabine à répétition.
Un oiseau sur l'épaule, un autre au fond du pantalon pour le faire rôtir,
l'oiseau, un peu plus tard
à la maison, les poètes vont et viennent dans tous les salons.
"C'est, dit l'un d'eux, réellement très réussi", mais dans un nuage de
magnésium le chef du
protocole est pris en flagrant délit, remuant une tasse de chocolat
glacé avec une cuiller à café.
"Il n'y a pas de cuiller spéciale pour le chocolat glacé, c'est insensé,
dit le préfet, on aurait dû
y penser, le dentiste a bien son davier, le papier son coupe-papier et
les radis roses leurs raviers."
Mais soudain tous de trembler car un homme avec une tête d'homme est entré,
un homme
que personne n'avait invité et qui pose doucement sur la table la tête
de Louis XVI dans un panier.
C'est vraiment la grande horreur, les dents, les vieillards et les portes
claquent de peur.
"Nous sommes perdus, nous avons décapité un serrurier", hurlent en glissant
sur la rampe