Je veux naître, même aveugle - Recherches

Cette vigilance cherche à atteindre des objectifs toujours centrés sur l'élève: ...
Jacques, Pecqueux et Henri sont responsables du convoi. ... Son interprétation
est certes corrigée, mais , comme prise en défaut de compréhension, elle ... il y a
victoire, est fragile, même si, ici, le résultat de l'exercice écrit a été plutôt réussi.

Part of the document


Je fais comme s'ils ne savaient pas lire.
Denis Fabé
Collège de Provin
IUFM de Lille




Presque tout le monde se plaint du mal de lire de nos élèves:
Les professeurs de 6° qui déplorent les difficultés de lecture à l'entrée
au collège.
Les professeurs de troisième qui s'arrachent les cheveux en corrigeant les
épreuves du brevet blanc, à la veille des vacances.
Les professeurs d'histoire qui s'alarment : "Comment faire une synthèse
s'ils ne comprennent pas le document qu'on leur donne?"
Les professeurs de seconde qui déplorent les lacunes et qui disent à leurs
collègues de collège: " Il faut que vous fassiez quelque chose!"
Un professeur de philosophie de terminale qui affirme: " Ils n'ont aucune
culture générale , aucune lecture..."
Un professeur de faculté qui..
Et la presse qui déplore le "pauvre niveau" des élèves européens.

Rien ne change.
Tout est pareil , comme une caricature maintes fois entendue.

Difficile donc d'aborder cet article sereinement tant l'état d'esprit des
adultes et des professionnels de la lecture que nous sommes semble morose
et fataliste.


De la lecture privée...


Pour retrouver un peu d'optimisme et pour pouvoir écrire à mon tour, j'ai
interrogé mes élèves de troisième à la veille des vacances. Vendredi 15h
30. L'esprit est au vagabondage et l'espoir de quelques jours de repos
bien mérité crée une douce torpeur bavarde.
- Voilà! Je dois écrire un article sur vous!
- Ah bon? on est si intéressant que ça? ( rires)
- Oui, mais vous allez m'aider. J'ai deux questions à vous poser. Je
voudrais donc que vous y répondiez le plus franchement possible , il y
va de ma crédibilité auprès du comité de rédaction de la revue. (
rires) Jessica et Mickael vous serez les secrétaires. Vous essaierez
d'être le plus fidèle possible à ce qui est dit[1]. Voici la question:
Savez-vous lire?
Stupeur dans le classe et sourires gênés..
- Mais oui, quelle question! On ne serait pas en troisième!
- D'accord, mais comment savez-vous lire? A quoi voyez-vous que vous
savez lire? Que lisez-vous?

Le débat a donc commencé.
- Pas de problèmes! On sait lire ! Mais moi je lis jamais!
- Faut pas exagérer! Moi je lis un peu...
Etrange paradoxe que j'ai voulu creuser.
- Vous dites que vous savez lire mais vous dites que vous ne lisez
"jamais", ou "rarement"?. Vous en êtes sûrs?
Vanessa se lance. Elle aime lire à voix haute. D'ailleurs elle lit des
histoires à son petit frère, elle adore ça:
- J'aime bien quand il me regarde et me demande de répéter le passage
qui fait peur!
Approbation dans la classe.
- Donc vous ne lisez que pour vos petits frères?
J'attendais un peu la réponse: " On lit en classe". Devant moi, en effet,
un tas de livres, des albums, des photocopies. Déception.
- N'importe quoi! Moi je suis abonné à une revue de jeu.
Mes élèves dévorent les revues de foot ou de playstation, les revues pour
les filles:
- Pour connaître les nouveautés, les textes des chansons...
D'ailleurs , ces journaux circulent dans la classe. Mandy lit des romans.
- Tous les soirs, je lis des pages. Je pique les romans d'amour à ma
mère.
Ils lisent aussi sur Internet, sur cd-rom:
- Même si ,à force, c'est un peu énervant.
- On lit même en anglais. Les jeux vidéos.
Ils lisent aussi leurs E-mail, leur "chat", les forums:
- Même si au collège c'est interdit. Pas grave , on va chez Eva!
Ils lisent le journal pour voir s'il n'y a pas quelqu'un qu' ils
connaissent.
Et les petites annonces..

Je vivais en direct le vieux paradoxe entre lecture personnelle et lecture
officielle, deux postures de lecteurs en apparence inconciliables et
impossibles à penser en même temps.
En effet, leurs réticences à raconter, en classe, leurs pratiques de
lecteurs privés et le silence complet sur les activités scolaires autour
du texte, dessinent une frontière étanche entre les lectures "vraies",
socialement et institutionnellement reconnues comme telles, et ces lectures
"sauvages" qui obéissent au plaisir , au choix , et aux habitudes des
adolescents.
Je les écoutais parler et ce double sens du mot lecture est devenu pour
moi de plus en plus évident.
Les "choses qu'on aime lire", celles auxquelles on ne pense pas vraiment
quand on pose la question "qu'avez-vous lu? " semblent ne pas appartenir à
cet espace culturel que l'école définit et qu'elle veut partager/ imposer .
Ainsi, l'autobiographie de Loana du Loft - best seller de mes élèves de 3°-
n'est pas pour eux un texte en tant que tel, mais un objet hybride,
rebelle parce qu'il s'oppose aux goûts du professeur, fédérateur puisqu'il
rend compte d'un phénomène social partagé par vingt cinq adolescents,
garçons et filles.


A la lecture contrainte...


Je ne prétends , dans cette conclusion provisoire et bien sommaire, à
aucune scientificité. L'analyse rapide des paroles de mes vingt cinq
élèves ne peut rendre compte des pratiques culturelles de tous leurs
condisciples. J'imagine qu'ailleurs, certains de nos élèves ont construit
un rapport à la lecture tout à fait différent. Mais c'est avec ma classe de
3°E que je travaille, et c'est à elle que j'ai posé la question suivante:
- Savez-vous lire en classe de troisième?

- Là, ce n'est pas pareil! s'est écriée Mandy , celle qui lit des
romans d'amour.
Et chacun de raconter ses représentations de la lecture en classe de
français. Plus question de plaisir ni de liberté: on n'est plus dans le
même espace[2]. En classe , la lecture est contrainte, c'est le lieu d'un
travail obscur ou l'acte de lire n'est qu'un moment parmi d'autres, en
apparence presque anodin.
- Ce qui compte c'est dire des choses sur le texte, affirme Axel,
péremptoire.
Et chacun d'égrener les problèmes qu'il rencontre: Pour Stéphanie, les
textes que le professeur fait lire sont compliqués:
- Quand je lis à la maison, si je ne comprends pas , je passe. Ca ne
change pas trop. Je comprends l'histoire. Mais en classe, si je ne
comprends pas, je bloque. Je sais que je vais avoir une question là
dessus.
Il n'est donc pas question pour elle de se laisser aller au fil du texte.
Le plaisir de l'identification et du bovarysme n'a pas lieu d'être
puisqu'on sait qu'on aura à produire un discours analytique, oral ou écrit,
sur le sens du texte, ses enjeux, son écriture. L'acte de lire, celui de
découvrir un texte et de se l'approprier, n'est donc pas l'acte essentiel.
Ce n'est , en définitive, que le point de départ d'un discours savant
dirigé par le maître où se concentrent toute une série de savoirs à
acquérir, savoirs grammaticaux, stylistiques, linguistiques, culturels et
historiques. Les premières difficultés que rencontrent mes élèves, viennent
donc de ce que je serais tenté de définir comme un détournement scolaire de
l'acte de lire.
- En classe on ne lit pas pour lire, dit encore Axel. On lit pour écrire
après!
Et il est vrai que cette remarque est des plus pertinentes. D'ailleurs, ne
renvoyons-nous pas encore trop souvent le moment de lecture des textes à la
maison, pour consacrer la plus grande partie du cours à l'exégèse et au"
discours sur ", comme si la lecture n'était pas l'objectif premier de notre
enseignement.
Ce que soulèvent les premières remarques des élèves est bien
l'ambiguïté même de la tâche de lecture scolaire. Un texte donné, qu'il
soit en lecture cursive ou en lecture analytique, n' a de sens et de
légitimité que s'il se transforme aussitôt en synthèse organisée, en
traces écrites, en remarques de langue, en commentaires, en fiches de
savoir, ou en liste de définitions .
Que de textes réduits, dans les classeurs, à des problèmes de métaphores,
de champs lexicaux et de situations d'énonciation superbement réifiées!
Et cette objectivation des textes, Stéphanie qui "sait" pourtant lire,
n'arrive pas encore à la concevoir. Elle se retrouve donc, paradoxalement,
en difficulté de lecture. En effet, elle n'a pas encore appris à considérer
le texte, et, de fait, sa lecture personnelle, comme un prétexte à
acquisitions multiples. Elle ne sait pas se plier au devoir de recherche
que son professeur propose et son attente est toujours déçue. Elle se voit
ainsi, systématiquement sommée d'entrer dans un réseau d'objectifs, de
savoirs que seul le maître de lecture est capable de dénouer.
Stéphanie est aussi gentiment rebelle.. et voilà que la lecture en classe
l'oblige à se soumettre à un modèle qui ne lui a jamais été explicité ni
même justifié.
- Quand je dois lire, je me sens mal!
Il y a de la souffrance dans ces propos, mais surtout un sentiment
insupportable d'infériorité. Stéphanie est toujours contrainte de
retrouver un sens qu'elle ne reconnaît pas, qui ne part pas d'elle mais qui
s'insère dans une séquence d'apprentissage dont elle ignore les enjeux.
Alors Stéphanie fait semblant, lit de moins en moins, dit qu'elle "n'y
comprend rien".
La tâche scolaire serait donc intrinsèquement porteuse de difficultés...
mais pas seulement. Il y a d'autres problèmes que les élèves repèrent.

- Parfois les textes sont ch.....! On a pas envie de les lire!


Ah! Ces textes ch... , disons, ennuyeux! Les élèves s'échauffent très vite
quand on aborde ce thème. Peut-être à raison. En effet, comment se mettre à
lire des textes qui ne répondent à aucune envie et qui s'avèrent si loin
des préoccupations adolescentes. C'est là un dilemme du professeur de
lecture.
Que peut-il donner à lire pour à la fois " obéir au programme" et faire que
les élèves s'intéressent à son travail? "Miette" de Loana ou un roman du
XIX° siècle? Littérature de jeunesse ou littérature générale? Texte long ou
texte court?
Etre démagogique ou exigent?
Le débat est trop brûlant pour, à nouveau, le poser ici